La légitimation surnaturelle des premiers états, Tainter

Les sociétés complexes sont déterminées par un centre politique qui peut ne pas être situé physiquement là où il est implicitement figuré, mais qui est la source symbolique de la structure de la société. Il n’est pas seulement l’emplacement des institutions légales et gouvernementales, mais il est surtout la source de l’ordre et le symbole de l’autorité morale et de la continuité sociale. Le centre tient de la nature du sacré. En ce sens, toutes les sociétés complexes ont une religion officielle1.

L’autorité morale et l’atmosphère sacrée du centre sont non seulement essentielles pour maintenir les sociétés complexes, mais ont été cruciales lors de leur émergence. La nécessité d’intégrer de nombreuses unités autonomes éloignées du centre, chacune ayant ses propres intérêts particuliers, querelles et jalousies, a constitué un obstacle crucial au développement de la complexité dans les sociétés non-étatiques. Un dirigeant issu de l’une de ces unités est automatiquement suspect pour les autres, qui craignent à juste titre le favoritisme envers son groupe natal et sa localité d’origine, en particulier dans le règlement des conflits2. Ce problème a paralysé beaucoup de nations africaines modernes3.

Dans les premières sociétés complexes, la solution à cette limitation structurelle consistait à relier de façon explicite le pouvoir au surnaturel. Lorsqu’un dirigeant est imprégné d’une aura de neutralité sacrée, son identification à un groupe natal ou un territoire peut être supplantée par l’autorité rituellement sanctionnée qui s’élève au-dessus des préoccupations purement locales. Les premières sociétés complexes avaient de fortes chances que leur légitimité soit ouvertement fondée sur le sacré, grâce auquel des groupes disparates et auparavant indépendants sont unis par un niveau supérieur d’idéologie, de symboles et de cosmologie partagés4.

Les agréments surnaturels sont alors une réponse aux tensions du changement qu’entraîne le passage d’une société basée sur la parenté à une société de classe structurée. Une concentration inefficace de la force de coercition dans les sociétés complexes émergentes peut en partie les rendre nécessaires5. La légitimation sacrée apporte un cadre unificateur jusqu’à ce que de véritables véhicules de pouvoir soient consolidés. Une fois cela réalisé, le besoin d’intégration religieuse décline et, effectivement, un conflit entre les autorités séculières et sacrées peut se produire par la suite6. Pourtant, ainsi qu’il a été observés, l’aura sacrée du centre ne disparaît jamais, pas même dans les gouvernements laïcs contemporains7. Les politiciens astucieux ont toujours exploité ce fait. C’est un élément décisif du maintien de la légitimité.

Malgré le pouvoir indubitable de la légitimation surnaturelle, le soutien aux dirigeants doit également disposer d’une base matérielle authentique. Easton avance que la légitimité décline principalement dans des conditions qu’il appelle «la perte de rendement»8. Celle-ci se produit quand les autorités sont incapables de répondre à la demande de la population de soutien ou n’anticipent pas les résistances. Ces rendements peuvent être politiques9 ou matériels. Les exigences de rendement sont continuelles et imposent aux dirigeants un besoin permanent de mobiliser les ressources pour conserver le soutien dont ils bénéficient. L’acquisition et la perpétuation de la légitimité requièrent donc plus que la manipulation des symboles idéologiques. Elles nécessitent d’effectuer une estimation des ressources réelles et de les affecter en proportions satisfaisantes ; ce sont de véritables coûts que toute société complexe doit supporter. La légitimité, facteur récurrent dans l’étude moderne de la nature des sociétés complexes, est pertinente pour comprendre leur effondrement.

1 : Shils Edward A., Center and periphery : Essays in Macrosociology. University of Chicago press, Chicago, 1975, p.3 ; Eisenstadt S. N., Revolution and transformation of societies. Free Press, Glencoe, 1978, p.37 ; Apter David, Government. In International encyclopedia of the social sciences, Volume 6, edited by David L. Sills, Macmillan and Free Press, New York, 1968, p.218

2 : Netting Robert M., Sacred power and centralization. Aspects of political adaptation in Africa. In Population Growth : Anthropological Implications, edited by Brian Spooner, Massachisetts Institute of Technology Press, Cambridge, 1972, pp.233-234 ;

3 : Cf Easton David, A framework for political analysis. Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1965b, p. 826

4 : Netting Robert M., Sacred power and centralization. Aspects of political adaptation in Africa. In Population Growth : Anthropological Implications, edited by Brian Spooner, Massachisetts Institute of Technology Press, Cambridge, 1972, pp.233-234 ; Claessen Henri J.M., The early States : a structural approach. In The early state, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague,1978, p.557 ; Skalnik Peter, The early state as a Process. In The early state, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague,1978, p.606

5 : Webster David, On theocracies. American anthropologist 78, 1976b, p.826

6 : Voir, par ex., Webb Malcom C., The abolition of the taboo system in Hawaii. Journal of the polynesian society 74, 1965, pp. 21-39

7 : Shils Edward A., Center and periphery : Essays in Macrosociology. University of Chicago press, Chicago, 1975, pp.3-6

8 : Easton David, A framework for political analysis. Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1965, p.230

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 31-32

Quand le statu quo est impossible-2 : passer au vélo ; Bihouix

Mais imaginons un instant qu’il soit possible de s’organiser un peu, de mieux répartir le temps de travail, de l’aménager, en parallèle de la baisse de nos besoins de consommation. Considérons la part du PIB qui est consacrée entièrement ou partiellement à la voiture et à son système technique associé.

Il y a d’abord les «fabricants» eux-mêmes : les constructeurs automobiles, les équipements, leur logistique, les équipements nécessaires pour construire et entretenir les usines (robots, machines), les producteurs de matières premières ou transformées : acier, aluminium, plastiques (polypropylène, polyesters, …), caoutchouc artificiels, peintures, verre…

Il y a ensuite tout ce qui concerne les réseaux techniques et commerciaux, nécessaires ou associés : les concessionnaires, les garages, les casses, les décharges ; l’ensemble du système pétrolier, des puits aux stations-services (des milliers d’employé rien que pour vérifier la métrologie et entretenir les pompes de distribution), en passant par les plateformes, les pétroliers, les infrastructures portuaires, les raffineries, les pipelines ; les travaux publics et leurs machines, les parkings souterrains (avec l’acier, le ciment, le sable et les granulats…), les routes et toutes les sociétés d’entretien, le bitume, les glissières, les panneaux, les péages, les feux de signalisation, les peinture au sol ; l’ensemble des dépenses de publicités, avec leur matières premières consommées comme le papiers et les encres dans les journaux, pour les affiches…

Il y a enfin toutes les activités induites, de contrôle, de régulation ou de gestion des conséquences : les radars, les policiers et leurs moyens techniques, les fabricants d’alcootests, les hôpitaux, les chirurgiens, les infirmiers, les kinésithérapeutes, les juges, les assurances, avec leur immeubles et leurs ascenseurs ; l’administration (cartes grises, autrefois vignettes…) ; le ravalement régulier d’immeubles noircis, le traitement des eaux polluées (bassin d’orages) et, à terme, le coût du changement climatique ; sans compter une partie des forces armées, avec leur propre système technique, pour sécuriser nos approvisionnement pétroliers ou métalliques…

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 195-196

Le soutien à l’État, Tainter

Malgré une structure d’autorité institutionnalisée, une base idéologique et un monopole de la force, les chefs d’États partagent au moins une chose avec les chefs et les grands hommes : le besoin d’établir leur légitimité et de la renforcer constamment. Dans les sociétés complexes comme dans les plus simples, les activités de commandement et les ressources de la société doivent être constamment consacrées à cet objectif. La hiérarchie et la complexité, comme il a été observé, sont rares dans l’histoire de l’humanité, et lorsqu’elles sont présentes, elles nécessitent un renforcement constant. Aucun dirigeant d’une société ne perd jamais de vue la nécessité de valider sa position et sa politique, et aucune société hiérarchisée ne peut être organisée sans répondre de façon explicite à cette nécessité.

La légitimité est la croyance de la population et des élites que la domination est appropriée et fondée, et que le monde politique est comme il devrait être. Elle se rapporte aux dirigeants individuels, aux décisions, aux politiques générales, aux partis et aux formes entières de gouvernement. Ce soutien que les membres de la société sont prêts à étendre au système politique est essentiel pour sa survie. Le déclin de ce soutien ne conduira pas nécessairement à la chute du régime, car, pour garantir la conciliation, la coercition peut jusqu’à un certain point suppléer à l’engagement. La coercition est toutefois une stratégie coûteuse et inefficace qui ne peut jamais être, ni complètement ni en permanence, couronnée de succès. Même en usant de coercition, le déclin du soutien populaire en dessous d’un certain seuil critique conduit inévitablement à la faillite politique1. Établir une validité morale est une approche moins coûteuse et plus efficace.

1 : Easton David, A framework for political analysis. Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1965, pp. 220-224

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 31

Quand le statu quo est impossible : passer au vélo ; Bihouix

Le vélo est de loin le véhicule qui a le meilleur rendement énergétique, puisqu’il ne déplace que quelques kilogrammes en plus de la charge utile. Il a de plus l’avantage d’être extrêmement durable et réparable. Bien sûr, cela conviendra mieux au «bobo» qui habite à quelques kilomètres tout au plus de son travail, dans un centre-ville ou une proche banlieue huppée, qu’aux classes populaires, repoussées toujours plus loin, qui doivent parcourir chaque jour des dizaines de kilomètres, qu’il pleuve ou qu’il vente.

L’argument est valable, et on peut y répondre par quelques éléments.

  • Premièrement, il ne s’agit que d’une suggestion de la direction à prendre, sachant qu’une tentative de statut quo, de maintien d’une civilisation de la voiture, est vouée à un échec retentissant à plus ou moins long terme.
  • Deuxièmement, il n’y a pas que les longs déplacements entre le domicile et le travail. Une grande partie est constituée de déplacements de moins de trois kilomètres : acheter un pain, aller chercher les enfants à l’école, accompagner le grand à l’école de musique ou la petite à ses cours de danse… Moins de trois kilomètres, cela devient déjà plus simple, à condition de disposer de routes sûres -c’est le cas lorsque tout le monde se retrouve à vélo et pas en voiture !- et d’outils adéquat : vélos avec paniers pour les courses, charrettes ou sièges pour les jeunes enfants ou des charges plus lourdes, est. Notre pays a la chance, par son histoire territoriale, d’être encore assez bien concentré, en tout cas plus que les États-Unis, qui auront du mal à se passer de leur pick-up, et sont donc prêts pour cela à massacrer paysages et sous-sol pour pomper les derniers barils de pétrole de schiste. Mais après chacun aura sa croix.
  • Troisièmement, des progrès techniques énormes – mais de basse technologie – ont été faits, comme les vélos à assistance électrique, les vélos pliables utilisables en complément des transports en commun, les vélos «couchés» qui permettent de parcourir de grandes distances avec une dépense énergétique bien moindre et évitent le mal de dos…
  • Quatrièmement, revenons sur la notion de «vitesse généralisée» d’Ivan Illich1. En prenant compte la vitesse moyenne, on va un peu plus vite en voiture qu’en vélo (disons 30 à 50 km/h contre 10 km/h). Mais si l’on ajoute le temps de travail qui a été nécessaire pour se payer ce moyen de locomotion (achat initial puis carburant, assurances, entretien…), on peut calculer une sorte de vitesse généralisée, et le vélo repasse alors en tête, car son coût est modique.

Bien sûr, tout cela est un peu virtuel, car on voit mal quelqu’un qui passe une heure par jour dans sa voiture et neuf heures au travail transformer sa journée en quatre heures de vélo et six heures au travail. Sans parler d’obtenir l’accord de l’employeur, il serait peut-être difficile de tenir dans la durée en répétant une telle journée cinq fois par semaine, quarante-sept semaines par an, surtout si l’emploi est lui-même physique. Mais imaginons un instant qu’il soit possible de s’organiser un peu, de mieux…(suite dans le deuxième partie de l’article).

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 193-195

L’état, Tainter

Tout d’abord, les États sont territorialement organisés. Cela revient à dire que la qualité de membre est au moins en partie déterminée par la naissance ou la résidence dans un territoire, plutôt que par des relations familiales réelles ou fictives. Pour illustrer cela, comme le notait Sir Henry Summer Maine, on trouve la transformation du titre mérovingien «Roi des Francs» et titre capétien «Roi de France»1. La base territoriale reflète et influence en même temps la nature de la qualité d’État2.

Les états diffèrent de nombreuses manières des sociétés tribales relativement complexes (par ex. : les chefferies traditionnelles). Dans les états, une autorité dirigeante monopolise la souveraineté et délègue tout le pouvoir. La classe dirigeante tend à être professionnelle et est largement dissociée des liens de la parenté. Cette classe dirigeante fournit le personnel du gouvernement, qui est une organisation spécialisée de prise de décision ayant le monopole de la force et le pouvoir d’enrôler pour la guerre ou le travail, lever et collecter les impôts, et décréter et faire appliquer les lois. Le gouvernement est légitimement constitué, c’est-à-dire qu’il existe une idéologie commune traversant la société et servant en partie à en valider l’organisation politique. Et, bien sûr, les états sont généralement plus grands et plus peuplés que les sociétés tribales, si bien que la catégorisation sociale, les clivages et la spécialisation sont à la fois possibles et nécessaire3.

Les états ont tendance à être extraordinairement préoccupés par le maintien de leur intégrité territoriale. C’est effectivement l’une de leurs caractéristiques primordiales. Ils sont le seul type de société humaine que ne subisse généralement pas de cycles de formation et de dissolution à court terme4.

Les états sont intérieurement différenciés, comme cela est clairement illustré au début de cette section. La différenciation professionnelle est un aspect essentiel et se reflète souvent dans les modèles d’habitations5. Emile Durkheim6, dans un ouvrage classique, a reconnu que l’évolution des sociétés, passant de primitives à complexes, était le théâtre de la transformation des groupes, passant d’une forme organisée, sur la base de ce qu’il a appelé la «solidarité mécanique» (homogénéité, absence de différentiation culturelle et économique entre les membres d’une société), à une forme basée sur la «solidarité organique» (hétérogénéité, différentiation culturelle et économique, nécessitant l’interaction et une plus grande cohésion). La solidarité organique s’est accrue tout au long de l’Histoire et est une forme prépondérante d’organisation des états.

En raison de leur extension territoriale, les états sont souvent différentiés, non seulement sur le plan économique, mais aussi culturel et ethnique. On pourrait dire que les homogénéités économiques et culturelles sont opérationnellement liées à le centralisation et à l’administration, qui sont les caractéristiques déterminante des états7.

1 : Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968, p. 6

2 : Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940, p. 10 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, 1978a, The early state : Theories and Hypotheses. In The early State, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 21 ;

3 : Carneiro Robert L., The Chiefdom : Precursor of the state. In The Transition to Statehood in the New World, edited by Grant D. Jones and Robert R. Kautz, Cambridge University Press, Cambridge, 1981, p. 69 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, 1978a, The early state : Theories and Hypotheses. In The early State, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 21 ; Flannery Kent V., The cultural evolution of civilizations. Annual Review of ecology and systematics 3, 1972, pp. 403-404 ; Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940 ; Johnson Gregory J., Local Exchange and early state development in Southwestern Iran. Museum of Anthropology, University of Michigan, Anthropology papers 51, 1973, pp. 2-3 ; Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968, p. 6

4 : R. Cohen. Introduction. In Origins of the State. The Anthropology of political evolution, edited by Ronald Cohen and Elman R. Service, Institute for the study of human issues, Philadelphia, 1978, p. 4 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, Limits. Beginning an end of the early state. In The early state, 1978,edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 632 ;

5 : Flannery Kent V., The cultural evolution of civilizations. Annual Review of ecology and systematics 3, 1972, pp. 403

: Emile Durkheim, The division of labor in society (translated by George Simpson), Free Press, Glencoe, 1947

7 : Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940, p.9

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 30-31

Le règne de la voiture doit cesser ; Bihouix

«Laissée à elle-même, la bagnole finit par se détruire. Le temps que sa rapidité nous donne, elle le reprend aussitôt pour nous expédier ailleurs […] . Elle nous mène à la campagne, mais bientôt, l’auto aidant, nous ne trouverons plus à cent kilomètres de voiture la baignade ou la verdure qui nous attendaient à cinq minutes à pied1

Une phrase prophétique… Les mares à tritons de Nogent-sur-Marne2 ou d’ailleurs ont disparus, au profit des viaducs, des autoroutes, des no man’s land entre bretelles de bitume. Il est clair désormais que la liberté créée par la mobilité individuelle motorisée est chère payée, du point de vue environnemental (émission de gaz à effet de serre et de polluants, consommation de ressources, artificialisation du territoire…) comme sociétal (nuisance sonore, fragmentation des lieux de vie, impacts sanitaires…). Il n’existe et n’existera aucune source d’énergie ou de vecteur énergétique permettant d’offrir à l’humanité la mobilité moyenne d’un Américain, ou même d’un Européen (et sûrement pas la voiture électrique). La consommation énergétique et métalliques est telle que le seul choix est de sortir de la civilisation de la voiture, et tout cas au sens où l’on entend le mot «voiture», c’est-à-dire un objet de l’ordre d’une tonne transportant 80 kg de charge utile dans la plupart des cas. Pour l’instant, on n’en prend pas le chemin, avec un parc mondial de véhicules qui a passé le cap du milliard en 2010. Mécaniquement, le besoin généré en routes et parkings supplémentaires provoque la disparition de millions d’hectares de précieuses terres agricoles (notamment en Chine), souvent les plus riches car situées dans les zones en cours d’urbanisation dans les plaines et sur les côtes.

1 : Bernard Charbonneau, L’Hommauto, Paris, Denoël, 1967, p. 123

2 : François Cavanna, Les Ritals, Paris, Belfond, 1978

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 190-191

Les chefferies traditionnelles, Tainter

D’autres sociétés simples sont organisées à des niveaux plus élevés de différentiation politique. Il existe de véritables positions de rang permanentes où l’autorité réside dans une fonction, plutôt que dans un individu, à laquelle sont inhérents de véritables pouvoirs de commandement. Le rang de chef est souvent quasi-héréditaire. L’inégalité imprègne de telles sociétés, qui tendent à être plus grandes et plus densément peuplées, à un degré en concordance avec leur complexité accrue.

Dans ces sociétés dotées d’un chef et focalisées sur leur centre, l’organisation politique s’étend au-delà du niveau communautaire. Par voie de conséquence, la vie économique, politique et cérémonielle transcende les préoccupations purement locales. Dans les chefferies classiques de Polynésie, des îles entières étaient souvent intégrées dans un régime politique unique. Il y a une économie politique où le rang confère l’autorité de diriger la main-d’œuvre et d’orienter les excédents économiques. La main-d’œuvre peut être mobilisée pour engager des travaux publics d’ampleur impressionnante (par ex, des installations agricoles ou des monuments). La spécialisation économique, les échanges et la coordination sont des aspects caractéristiques.

Les statuts sociaux dans ces sociétés plus complexes, tout en restant ancrés dans la parenté, tendent à être plus établis et plus permanents, plutôt que variables selon la proportion d’individus différents. Au fur et à mesure que le complexité et le nombre de membre augmentent, les individus doivent être de plus en plus organisés socialement, afin que soit prescrit un comportement approprié entre les personnes, plus par la structure impersonnelle de la société et moins par les relations familiales. L’épitomé1 de ceci est la position de chef, devenue alors une véritable fonction s’étendant au-delà de la durée de vie de tout titulaire individuel.

Dans de tels territoires tribaux, l’autorité de commander n’est pas sans limites. Le chef est restreint dans ses actions par les liens de parenté et par la possession, non pas d’un monopole de la force, mais seulement d’un avantage marginal. Les revendications de ses partisans obligent un chef à répondre positivement à leurs requêtes. La générosité du chef est la base de la politique et de l’économie : la redistribution vers le bas des ressources amassées garantit la loyauté.

Les ambitions du chef, comme celles des grands hommes, sont donc structurellement limitées. Trop d’allocation de ressources à l’appareil du chef et trop peu de retour au niveau local engendrent la résistance. La conséquence est que les chefferies traditionnelles ont tendance à subir des cycles de centralisation et de décentralisation, plus ou moins comme les systèmes du grand homme, mais à partir d’un différentiel plus élevé2.

Les chefferies montrent beaucoup de similitudes avec les systèmes plus complexes organisés par un État, mais elles sont toujours considérées par la plupart des anthropologues comme étant solidement ancrées dans les catégories de sociétés simples ou «primitives». Elles sont limitées par les obligations de la parenté et l’absence de véritable force de coercition. À partir du moment où sont apparues les organisations humaines que nous qualifions aujourd’hui d’État, ces limitations ont été surmontées.

1 : du grec ancien ἐπιτέμνειν / epitemnein, « abréger ») est le condensé d’une chose

2 : Sahlins Marshall D., Poor man, Rich Man, Chief : Political types in Melanesia and Polynesia, Comparative studies in society and history 5, 1963 pp. 285-303 ; Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968 ; Service Elman R., Primitive Social Organization, an evolutionary perpective. Random House, New York, 1962 ; Fried Morton H., The evolution of political seciety, an essay in political anthropology, Random House, New York, 1967 ; Gluckman Max, Politics, law and ritual in tribal siciety : Aldine, Chicago,1965; Leach Edmund R., Political system of Highland Burma. Beacon Press, Boston, 1954.

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 28-29

Le mirage de l’aquaculture ; Bihouix

Le poisson est en voie d’épuisement et partout les stocks sont victimes de surpêche. Comme pour les rendements dans l’énergie, il y a un indicateur qui ne trompe pas : c’est la chute du CPUE, le catch per unit effort, qui indique que l’on utilise des bateaux toujours plus puissants, plus gros, plus équipés de hautes technologies (voir par exemple l’équipement sonar des thoniers-senneurs pour détecter et identifier les bancs), que l’on pêche toujours plus profond (on retrouve dans nos assiettes des poissons d’eaux profondes qui peuvent avoir jusqu’à 130 ans d’âge), sans pour autant augmenter la quantité de prise mondiale. Elle est au contraire en stagnation ou légère baisse, à 95 millions de tonnes par an.

Heureusement, disent les optimistes béats, l’aquaculture se développe ! Elle serait la réponse à la pénurie de poisson et à l’effondrement des pêcheries dans le monde entier. Mais il y a un hic : nous mangeons des poissons plutôt carnivores, même des superprédateurs des océans, des bars, des thons, des espadons, des ailerons de requins, de «niveau trophique» 4 ou plus. Il faut donc 3 à 4 kg de poisson sauvage pour faire 1 kg de poisson d’élevage comme le saumon ou la daurade ! Et 20 % des prises mondiales, joliment dénommées «poissons fourrage», comme les anchois péruviens, sont déjà consacrées à l’aquaculture… Il n’y a donc pas de miracle à attendre de ce côté-là (sauf en passant à des poissons végétariens, ce que font les Chinois avec leur important élevage de carpes) et il faudra faire «maigre».

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 188-189

Le système du grand Homme, Tainter

Les Mélanésiens natifs qualifient souvent un individu aussi ambitieux de «Grand homme», terme qui est entré dans l’usage anthroplologique1. Un grand homme s’efforce de construire un groupe de partisans, mais n’y parvient jamais de façon permanente. Étant donné que son influence se limite à sa faction, l’étendre implique augmenter le nombre de ses partisans. Conjointement, la loyauté des partisans déjà acquis doit être constamment renouvelée au moyen de largesses. D’où la tension suivante : alors que des ressources sont affectées pour élargir la faction, celles qui sont disponibles pour maintenir les loyautés antérieures ne peuvent que décliner. Au fur et à mesure qu’un grand homme tente d’étendre sa sphère d’influence, il a de fortes chances de perdre le tremplin qui lui a permis de l’obtenir. Les systèmes du grand homme contiennent ainsi une limitation structurelle intrinsèque de leur portée, de leur étendue et de leur durabilité2.

1 : par ex Sahlins Marshall D., Poor man, Rich Man, Chief : Political types in Melanesia and Polynesia, Comparative studies in society and history 5, 1963 pp. 285-303

2 : Sahlins Marshall D., Poor man, Rich Man, Chief : Political types in Melanesia and Polynesia, Comparative studies in society and history 5, 1963 pp. 285-303 ; Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 28

Toilette sèche vs système moderne ; Bihouix

Un dernier mot cependant à ceux que les toilettes sèches dégoûteraient : on n’a pas tant que cela évolué par rapport au moyen âge dans notre système de gestion des eaux. On capte de l’eau potable dans les fleuves (en partie au moins, et le reste dans les nappes phréatiques) et on y rejette les eaux usées. La différence est qu’il y a maintenant un traitement après captage et avant rejet. Mais l’aval des uns étant l’amont des autres, à moins d’habiter à la montagne, on boit littéralement les eaux usées des camarades qui habitent en amont. On évite donc les dérangements intestinaux grâce au Chlore, essentiellement. Est-ce tellement plus ragoûtant que des toilettes sèches à la sciure ? Et n’en profitez pas pour vous précipiter sur l’eau en bouteille !

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 187