Les sociétés complexes sont déterminées par un centre politique qui peut ne pas être situé physiquement là où il est implicitement figuré, mais qui est la source symbolique de la structure de la société. Il n’est pas seulement l’emplacement des institutions légales et gouvernementales, mais il est surtout la source de l’ordre et le symbole de l’autorité morale et de la continuité sociale. Le centre tient de la nature du sacré. En ce sens, toutes les sociétés complexes ont une religion officielle1.
L’autorité morale et l’atmosphère sacrée du centre sont non seulement essentielles pour maintenir les sociétés complexes, mais ont été cruciales lors de leur émergence. La nécessité d’intégrer de nombreuses unités autonomes éloignées du centre, chacune ayant ses propres intérêts particuliers, querelles et jalousies, a constitué un obstacle crucial au développement de la complexité dans les sociétés non-étatiques. Un dirigeant issu de l’une de ces unités est automatiquement suspect pour les autres, qui craignent à juste titre le favoritisme envers son groupe natal et sa localité d’origine, en particulier dans le règlement des conflits2. Ce problème a paralysé beaucoup de nations africaines modernes3.
Dans les premières sociétés complexes, la solution à cette limitation structurelle consistait à relier de façon explicite le pouvoir au surnaturel. Lorsqu’un dirigeant est imprégné d’une aura de neutralité sacrée, son identification à un groupe natal ou un territoire peut être supplantée par l’autorité rituellement sanctionnée qui s’élève au-dessus des préoccupations purement locales. Les premières sociétés complexes avaient de fortes chances que leur légitimité soit ouvertement fondée sur le sacré, grâce auquel des groupes disparates et auparavant indépendants sont unis par un niveau supérieur d’idéologie, de symboles et de cosmologie partagés4.
Les agréments surnaturels sont alors une réponse aux tensions du changement qu’entraîne le passage d’une société basée sur la parenté à une société de classe structurée. Une concentration inefficace de la force de coercition dans les sociétés complexes émergentes peut en partie les rendre nécessaires5. La légitimation sacrée apporte un cadre unificateur jusqu’à ce que de véritables véhicules de pouvoir soient consolidés. Une fois cela réalisé, le besoin d’intégration religieuse décline et, effectivement, un conflit entre les autorités séculières et sacrées peut se produire par la suite6. Pourtant, ainsi qu’il a été observés, l’aura sacrée du centre ne disparaît jamais, pas même dans les gouvernements laïcs contemporains7. Les politiciens astucieux ont toujours exploité ce fait. C’est un élément décisif du maintien de la légitimité.
Malgré le pouvoir indubitable de la légitimation surnaturelle, le soutien aux dirigeants doit également disposer d’une base matérielle authentique. Easton avance que la légitimité décline principalement dans des conditions qu’il appelle «la perte de rendement»8. Celle-ci se produit quand les autorités sont incapables de répondre à la demande de la population de soutien ou n’anticipent pas les résistances. Ces rendements peuvent être politiques9 ou matériels. Les exigences de rendement sont continuelles et imposent aux dirigeants un besoin permanent de mobiliser les ressources pour conserver le soutien dont ils bénéficient. L’acquisition et la perpétuation de la légitimité requièrent donc plus que la manipulation des symboles idéologiques. Elles nécessitent d’effectuer une estimation des ressources réelles et de les affecter en proportions satisfaisantes ; ce sont de véritables coûts que toute société complexe doit supporter. La légitimité, facteur récurrent dans l’étude moderne de la nature des sociétés complexes, est pertinente pour comprendre leur effondrement.
1 : Shils Edward A., Center and periphery : Essays in Macrosociology. University of Chicago press, Chicago, 1975, p.3 ; Eisenstadt S. N., Revolution and transformation of societies. Free Press, Glencoe, 1978, p.37 ; Apter David, Government. In International encyclopedia of the social sciences, Volume 6, edited by David L. Sills, Macmillan and Free Press, New York, 1968, p.218
2 : Netting Robert M., Sacred power and centralization. Aspects of political adaptation in Africa. In Population Growth : Anthropological Implications, edited by Brian Spooner, Massachisetts Institute of Technology Press, Cambridge, 1972, pp.233-234 ;
3 : Cf Easton David, A framework for political analysis. Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1965b, p. 826
4 : Netting Robert M., Sacred power and centralization. Aspects of political adaptation in Africa. In Population Growth : Anthropological Implications, edited by Brian Spooner, Massachisetts Institute of Technology Press, Cambridge, 1972, pp.233-234 ; Claessen Henri J.M., The early States : a structural approach. In The early state, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague,1978, p.557 ; Skalnik Peter, The early state as a Process. In The early state, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague,1978, p.606
5 : Webster David, On theocracies. American anthropologist 78, 1976b, p.826
6 : Voir, par ex., Webb Malcom C., The abolition of the taboo system in Hawaii. Journal of the polynesian society 74, 1965, pp. 21-39
7 : Shils Edward A., Center and periphery : Essays in Macrosociology. University of Chicago press, Chicago, 1975, pp.3-6
8 : Easton David, A framework for political analysis. Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1965, p.230
L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 31-32