J’ai questionné les prêtres sur Hélène, et ils m’ont fait le récit suivant : quand Alexandre l’eut enlevée de Sparte, il s’embarqua pour regagner sa patrie, mais, arrivé dans la mer Égée, les vents contraires le poussèrent dans la mer d’Égypte ; ces vents continuant à souffler, il aborda en Égypte, à l’endroit du pays qu’on appelle aujourd’hui la bouche canopique du Nil et du Tarichées. Il y avait sur le rivage un temple d’Héraclès, qui existe toujours : l’esclave qui s’y réfugie et se fait imprimer sur le corps certaines marques sacrées pour se mettre au service du dieu ne peut, quel que soit son maître, y être saisi,- coutume qui s’est maintenue sans changement jusqu’à notre époque. Or, les serviteurs d’Alexandre l’abandonnèrent, quand ils surent le privilège attaché à ce temple : ils s’y établirent en suppliants du dieu et, pour nuire à leur maître, l’accusèrent en racontant l’histoire d’Hélène et l’injure faite à Ménélas. Ils prononcèrent ces accusations devant les prêtres du temple et devant les gardiens de cette bouche du Nil, qui s’appelait Thônis1.
Quand il eut entendu leur récit, Thônis se hâta d’adresser à Protée, à Memphis, le message suivant : « Un étranger vient d’arriver ; c’est un Teucrien2, qui s’est rendu coupable en Grèce d’un acte impie : il a séduit la femme de son hôte ; il est ici avec elle et des trésors vraiment immenses, parce que le vent l’ont rejeté sur tes terres. Faut-il les laisser librement reprendre la mer, ou lui enlever ce qu’il a amené ici ? » Protée lui fit tenir cette réponse : « Quel que soit cet homme, coupable d’une impiété à l’égard de son hôte, emparez-vous de lui et amenez-le moi : jeu veux savoir ce qu’il pourra bien me dire. »
Au reçu de ces instructions, Yhônis fit arrêter Alexandre et retenir ses vaisseaux ; puis il le fit conduire à Memphis avec Hélène et ses trésors, ainsi que les serviteurs suppliants du dieu. Quand ils furent tous devant lui, Protée demanda à Alexandre qui il était et d’où il venait ; Alexandre lui dit sa race, le nom de sa patrie, ainsi que le pays d’où venaient ses navires. Protée lui demanda ensuite où il avait pris Hélène ; l’autre s’embarrassait dans ses réponses et taisait la vérité, mais ses esclaves, qui étaient devenus les suppliants du dieu, le confondirent en donnant tous les détails de son crime. Protée enfin prononça son arrêt : « Si je n’attachais pas moi-même tant de prix à ne faire périr aucun des hôtes que le vent détournent de leur route et jettent sur mes terres, c’est moi qui aurais vengé ce Grec sur toi, misérable, qui a commis au foyer qui t’avait reçu l’impiété la plus odieuse. Tu as touché à la femme de ton hôte, et cela ne t’a pas suffi : tu l’as convaincue de fuir avec toi, et, comme un larron, tu l’enlèves. Cela ne t’as pas suffi encore : tu as apporté ici le butin volé au foyer de ton hôte. Eh bien, puisque j’attache autant de prix à ne pas frapper un hôte, voici ma décision : cette femme et ces trésors, je ne te les laisserait pas emporter, je les garderais moi-même pour ce Grec, ton hôte, jusqu’au jour où il lui plaira de venir lui-même me les redemander. Pour toi et tes compagnons, je vous ordonne de quitter mes terres dans les trois jours ; sinon je vous traiterai en ennemis. »
Telles furent, selon les prêtres, les circonstances qui amenèrent Hélène auprès de Protée. Il me semble d’ailleurs qu’Homère a connu ce récit ; mais il lui convenait moins pour son poème, que l’autre qu’il a utilisé ; aussi l’a-t-il rejeté, non sans indiquer qu’il en avait également connaissance.
1 : Le droit d’asile dans les temples Égyptiens n’est pas attesté par les documents indigènes, si ce n’est à partir de l’époque ptolémaïque. Tarichées : les Saloirs. Le temple d’Héraclès a disparu, sans doute effondré sous la mer. Thônis : personnification de la ville qui commandait l’accès de la branche Canopique di Nil.
2:Teucrien : du nom de Teucros, ancêtre des rois de Troie ; ce sont les Troyens
pg 217-218
L’Enquête, Livre II, Hérodote, Edition d’André Barguet, folio classique.
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