L'Enquête, Livre I, Hérodote, Edition d'André Barguet, folio classique.

m’était possible de gagner le renom le plus beau et le plus noble par la guerre et par la chasse; aujourd’hui tu m’éloignes de toutes deux, bien que tu n’aies vu ni lâcheté ni mollesse en moi. Quels regards vais-je affronter maintenant, quand je vais sur la grand-place et quand j’en reviens? Que pensera-t-on de moi dans la ville, et que pensera ma jeune épouse? Quel homme croira-t-elle avoir épousé? Laisse-moi donc prendre part à cette chasse, ou démontre-moi que tu agis pour mon bien!

-Mon fils, répondit Crésus, je n’ai vu en toi ni lâcheté ni rien qui me déplût, pour agir comme je le fais; mais un songe, pendant mon sommeil, m’a fait savoir que ta vie serait brève, car tu dois mourir frappé d’une pointe de fer. Cette vision m’a fait hâter ton mariage et m’interdit de t’envoyer en expédition: je veille sur toi pour, si je le puis, te dérober à la mort, tout au moins de mon vivant. Tu es mon seul fils, car l’autre, privé d’ouïe, ne compte pas pour moi.

-Mon père, répondit le jeune homme, tu es excusable, après un pareille vision, de veiller sur moi. Mais il est juste que je t’explique un point du songe que tu ne saisis pas et dont le sens t’a échappé: le songe, dis-tu, t’a fait voir que je périrai frappé d’une pointe de fer. Où sont donc les mains du sanglier? Où est cette pointe de fer que tu redoutes? Ah! Si ton rêve t’avait parlé d’un coup de boutoir ou d’autre chose de ce genre, tu aurais raison d’agir comme tu le fais; mais il s’agit d’une pointe de fer! Puisque nous n’avons pas à combattre des hommes, laisse-moi partir.

-Mon fils, dit Crésus, ton raisonnement a de quoi me convaincre; je me reconnais vaincu, je change d’avis et je te laisse aller à cette chasse. Sur ce, Crésus fit appeler le Phrygien Adraste et, quand il fut là, il lui dit: »Adraste2, c’est moi qui t’ai purifié lorsque tu étais sous le coup d’une cruelle infortune (que je ne te reproche certes pas); je t’ai reçu, je te garde dans mon palais et je subvient à toutes tes dépenses. Eh bien, puisque ta générosité doit répondre à la mienne, aujourd’hui j’ai besoin de toi pour veiller sur mon fils qui part pour la chasse: je crains qu’en route vous ne rencontriez des voleurs, de mauvaises gens qui vous attaquent. D’ailleurs, il est bon que tu cherches, toi aussi, l’occasion de te signaler par ta conduite; c’est pou toi une tradition de famille et, de plus, tu as toute la vigueur nécessaire.

-Seigneur, répondit Adraste, en toute autre circonstance je ne participerais pas à pareille entreprise: à l’homme frappé d’un malheur tel que le mien, il ne sied pas de se mêler à la jeunesse heureuse; je n’en éprouve d’ailleurs pas le désir, et maintes fois déjà je m’en suis abstenu. Mais aujourd’hui tu insistes, et je dois chercher à te complaire – j’y suis tenu par tes bienfaits -; je suis donc prêt à t’obéir: ce fils que tu m’enjoins de garder, sois sûr que, si cela ne dépend que de son gardien, il te reviendra sain et sauf. »

Quand Adraste lui eut ainsi répondu; ils partirent avec une troupe de jeunes gens choisis et des chiens. Arrivés au mont Olympe ils se mirent en quête de la bête, la débusquèrent, l’encerclèrent et l’assaillirent à coups de javelots. À ce moment l’étranger, l’homme qui avait été purifié d’un meurtre, l’homme qui s’appelait Adraste, jette son javelot, manque la bête et frappe le fils de Crésus: le jeune homme fut atteint par la pointe de l’arme, et le songe de son père fut accompli; quelqu’un courut porter la nouvelle à Crésus et, sitôt arrivés à Sardes, apprit au roi le combat, et le sort de son fils.

Crésus fut bouleversé par la mort de son enfant, et son désespoir s’accrut encore du fait que le meurtrier était l’homme qu’il avait lui-même purifié d’un meurtre. Accablé par son malheur, il invoquait à grands cris Zeus Purificateur pour qu’il vît le mal que lui avait fait son hôte; il invoquât le Dieu du Foyer, le Dieu de l’Amitié (c’est encore Zeus qu’il désignait par ces noms): le Dieu du Foyer parce qu’en accueillant cet étranger dans son palais il avait, à son insu, nourri le meurtrier de son fils; le Dieu de L’amitié, parce que dans l’homme qu’il avait chargé de garder son fils, il avait trouvé son plus cruel ennemi.

Les Lydiens furent bientôt là avec le corps d’Atys; le meurtrier les suivait: debout devant le cadavre, il tendait les mains vers Crésus, il se livrait à lui, il le conjurait de l’égorger sur le corps du jeune homme, il rappelait son premier malheur et qu’à cette infortune il avait ajouté la perte de l’homme qui l’avait purifié, il protestait que la vie lui était désormais odieuse. Crésus, en entendant ces plaintes, eut pitié d’Adraste, si cruel que fût le deuil de sa maison, et il lui dit: « Tu m’as déjà donné satisfaction, mon hôte, puisque tu te condamnes toi-même à la mort. Non, ce n’est pas toi l’auteur de ce meurtre, si tu en fus l’instrument involontaire; c’est un Dieu, sans doute celui qui jadis m’a fait connaître ce qui devait se produire. » Crésus fit ensevelir son fils comme il convenait; et lorsque le silence et la solitude régnèrent autour du monument, Adraste fils de Gordias, petit-fils de Midas, meurtrier de son frère, meurtrier de l’homme qui l’avait purifié, pénétré du sentiment qu’il n’était pas un homme, à sa connaissance, qui fût aussi misérable, se donna la mort sur le tombeau d’Atys.

1:songe qui lui révéla les malheurs dont son fils valide allait être frappé. Il perdrait ce fils d’une pointe de fer.

2: Adraste signifie l’inévitable(note de bas de page)

pg 57-60

Mort d’atys, Enquête, Hérodote

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