Vint donc le fameux jour. Il m’est difficile de rendre exactement mon état d’esprit. Il y avait, d’une part, mon zèle de « réforme » et la nouveauté d’un départ capital dans la vie. Et d’autre part, la honte de me cacher comme un voleur pour une telle entreprise. Je ne saurais dire lequel des deux était le plus fort. Nous partîmes à la recherche d’un coin solitaire, au bord de la rivière, et ce fut là que je vis, pour la première fois- de la viande. Il y avait aussi du pain du boulanger. Aucun de ces aliments ne m’enthousiasma. La viande de chèvre était dur comme cuir ; je ne pus même l’avaler. J’en eus la nausée et dus renoncer à manger.
A la suite de cela, je passai une nuit épouvantable. Un horrible cauchemar me hanta. Chaque fois que je m’assoupissais, il me semblait qu’une chèvre vivante se mettait à gémir en moi, et je sursautais, plein de remords. Mais alors, je me rappelais que de manger de la viande était un devoir, et cela me redonnait du cœur.
Mon ami n’était pas un homme à renoncer aisément. Il entreprit alors de préparer toute sorte de mets délicats où entrait de la viande, et de les présenter joliment. Et pour manger, ce ne fut plus le coin écarté au bord de la rivière que l’on retint, mais un grand établissement – salle à manger, tables et chaises – avec lequel mon ami avait passé un accord, en s’assurant la complicité du chef cuisinier de l’endroit.
L’appât était bon. Je surmontai mon dégoût pour le pain, reniai ma pitié pour les chèvres, et devins gourmand de plats à base de viande, sinon de viande même. Cela dura environ une année. Mais ces réjouissances carnées ne dépassèrent pas une demi-douzaine de festins.
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Autobiographie ou mes expériences de vérité; Mohandas Karamchand Gandhi; puf;
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