L'huile de palme

Un paysage d’après la bataille, une bataille livrée à la nature. Sol bouleversé, troncs calcinés, mares boueuses, la terre est transformées en un désert d’où n’émergent, dans des creux, que de jeunes et petits palmiers. On avance sous une chaleur pesante, coiffée du ciel gris, dans un silence que ne rompt aucun chant d’oiseau, aucun souffle de vent. Un canal d’eau morte longe la piste jaune. Au loin, sur la droite, une espèce de bulldozer se meut comme un cafard d’après la catastrophe. Et droit devant, à plusieurs kilomètres, un mince rideau sombre qui se révèle être, à mesure que l’on progresse sur la terre dévastée, une forêt. La marche se poursuit sans joie, randonnée funèbre, avant que l’on atteigne la sylve, ébouriffant jaillissement de végétation, mais tranché comme par le rasoir par le tapis sec qui a remplacé, jusqu’à cette frontière qui sépare la vie de la mort, la forêt qui recouvrait le sol naguère.

Les arbres, les fougères, les troncs renversés, les ronces griffues s’opposent maintenant à la progression. La forêt vierge, quoique lumineuse -la canopée ne la recouvre pas toute-, mérite sa réputation d’impénétrabilité. À peine a-t-on avancé, difficilement, de quelques mètres que le villageois qui nous accompagne, muet jusque-là, se met à décrire les arbres dans une jungle de mots : voyez un medang, dont on fait des meubles, là, un jeletung, qui fournit un caoutchouc rouge, voici le kempas, très solide, qui fonde les maisons, celui-là, très haut, est le sialang, qui procure un miel délicieux, et regardez encore le simpo, le meranti, le bengku…. Sans doute pourrait-on continuer un inventaire de fruits, d’insectes, d’oiseaux, évoquer aussi les cerfs, les sangliers, les tigres – « On en a attrapé un il y a quelque temps »- et les singes très nombreux paraît-il.

Nous sommes près de Kuala Cenaku, à quarante kilomètres de Rengat, district d’Indragiri Hulu, province de Riau, île de Sumatra, Indonésie. Autant dire au bout du monde. Mais ici continue à se jouer l’ancestrale lutte entre l’homme et la forêt, entre la civilisation et la barbarie. Sauf que les rôles sont aujourd’hui inversés : les barbares sont ceux qui ont rasés la sylve, où les villageois avaient leurs habitudes et leurs ressources : « On y allait souvent pour prendre le rotin, le caoutchouc, des fruits, à manger ou à vendre, dit Pak Hitam, notre guide. Et on pêchait dans les rivières, on pouvait gagner deux millions de roupies par semaine (145 euros). Cela a changé quand les compagnies sont venues, ont coupés les arbres et creusés les canaux. La forêt est maintenant trop loin du village, et les produits de culture qui coulent dans la rivière ont fait fuir les poissons. »

La lutte remonte aux années 1990. Les villages qui longent la rivière Indragiri avaient alors dû batailler contre la compagnie d’État Inhutani, qui coupait les arbres, ici comme ailleurs, sans ménagement. Plusieurs manifestations ont été nécessaire pour que le gouvernement change le régime d’exploitation forestière. « Mais après avoir été dans la gueule du tigre, nous nous sommes retrouvés dans la gueule du crocodile », dit Mursyid M. Ali, le chef du village de Kuala Cenaku. Une autre compagnie, Duta Palma, est arrivée en 2004, exhibant des permis officiels de création de plantations de palmiers à huile. Elles ont commencé à couper la forêt, à la brûler, à planter des pousses de palmiers. À Sumatra, il n’y a pas de titre de propriété foncière, seulement des titres coutumiers, qui ne pèsent pas lourd face aux permis donnés par le gouvernement régional. BBU et BAY, les filiales de Duta Palma, ont dévasté par le feu les forêts les plus éloignées, mais aussi celles que les villageois avaient coutume d’utiliser.

Comme le terrain est constitué de tourbe, le feu peut y durer plusieurs semaines. Il est souvent arrivé que la fumée obscurcisse les villages, piquant les yeux des motocyclistes ou faisant tousser les enfants. Plusieurs manifestations n’ont rien changé. Les villageois s’attendent avec le fatalisme des gens dénués de pouvoir à ce que les compagnies achèvent leur entreprise.

Cent kilomètres carrés de forêt vierge détruite, dans un coin ignoré du monde. Une petite histoire. Mais parmi des dizaines d’autres : dans la province du Riau, grande comme la Suisse, se trouve le dernier pan de forêt primaire qui recouvrait naguère tout Sumatra. Elle attire les plantations de palmiers à huile, qui se sont multipliées en Indonésie et en Malaisie depuis trente ans : la production de ces deux pays est passée d’environ 5 millions de tonnes en 1976 à 34 en 2006. C’est que le palmier (Elaeis guineensis) est d’un très bon rendement énergétique, et fournit une huile très appréciée dans les pays émergents d’Asie qui modifient leur régime alimentaire. Depuis quelques années, un nouveau stimulant est apparu : l’huile est un bon agrocarburant, que veulent utiliser l’Europe, la Chine et l’Inde. La demande est si forte que l’on développe maintenant les palmiers à huile à Bornéo et en Papouasie. Et à Kuala Cenaku, Duta Palma continue son ouvrage.

Pg 88-90

Hervé Kempf; Pour sauver la planète, sortez du capitalisme; Points; essais.

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