J’ai beau regarder les hommes, soit avec un regard bienveillant, soit avec le mauvais œil, je les trouve toujours occupés, tous et chacun en particulier, à une même tâche : à faire ce qui est utile à la conservation de l’espèce. Et ce n’est certes pas à cause d’un sentiment d’amour pour cette espèce, mais simplement puisque, en eux, rien n’est plus ancien, plus fort, plus inexorable, plus invincible que cet instinct,-puisque cet instinct est précisément l’essence de notre espèce et de notre troupeau. Quoique l’on arrive assez rapidement, avec la vue basse dont on est coutumier, à séparer nettement, selon l’usage, à une distance de cinq pas, ses prochains en hommes utiles et nuisibles, bon et méchants, lorsqu’on fait un décompte général, en réfléchissant plus longuement sur l’ensemble, on finit par se méfier de cette épuration et de cette distinction et l’on y renonce complètement. L’homme le plus nuisible est peut-être encore le plus utile au point de vue de la conservation de l’espèce ; car il entretient chez lui, ou par son influence sur les autres, des instincts sans lesquels l’humanité serait amollie ou corrompue depuis longtemps. La haine, le joie méchante, le désir de rapine et de domination, et tout ce qui, pour le reste, s’appelle le mal cela fait partie de l’extraordinaire économie de la conservation de l’espèce, une économie coûteuse, prodigue et, en somme, excessivement insensée:- mais qui, cela est prouvé, a conservé jusqu’à présent notre espèce.
Je ne sais plus, mon chère frère en humanité, si, en somme, tu peux vivre au détriment de l’espèce, c’est-à-dire de façon « déraisonnable » et « mauvaise » ; ce qui aurait pu nuire à l’espèce s’est peut-être éteint déjà depuis des milliers d’années et fait maintenant partie de ces choses qui, même auprès de Dieu, ne sont plus possibles. Suis tes meilleurs ou tes plus mauvais penchants et, avant tout, va à ta perte ! -dans les deux cas tu seras probablement encore, d’une façon ou d’une autre, le bienfaiteur qui encourage l’humanité, ……
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Traduction de « Die Fröhliche Wissenshaft »(édition 1887) par Henri Albert (1869-1921) ; Édition électronique ; Les Échos du Maquis, 2011.
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