La disparition de la société viking du Groenland est souvent présentée comme un « mystère ». Ce n’est que partiellement vrai, car il nous faut distinguer les raisons ultimes (c’est-à-dire les facteurs sous-jacents et agissant à long terme qui sont à l’origine du lent déclin de la société viking) des raisons immédiates (c’est-à-dire les coup fatal qui fut porté à cette société affaiblie, tuant les derniers individus ou les obligeant à abandonner leur village). Seules les raisons immédiates demeurent partiellement mystérieuses ; les raisons ultimes, elles, sont connues. On retrouve là les cinq ensembles de facteurs que nous avons déjà développés : l’impact des vikings sur l’environnement, les changements climatiques, la moindre fréquence des contacts amicaux avec la Norvège, la multiplication des contacts hostiles avec les Inuits et l’attitude conservatrice qui fut celle des vikings. …. Les différentes fermes scandinaves furent abandonnées à des époques différentes avant la catastrophe finale. Sur le sol d’une grande construction appartenant à la plus grande ferme de la région de Vanahtverfi, dans l’établissement de l’est, on a retrouvé le crâne d’un homme de vingt-cinq ans dont l’analyse au radiocarbone situe la mort en 1275. C’est donc à cette époque que toute la région de Vanahtverfi fut désertée, car les survivant sauraient sans doute inhumé ce mort, l’un des derniers habitants, et ne se seraient pas contentés de laisser son corps à l’abandon sur le sol. …… Toutes les données archéologiques nous indiquent que les derniers habitants de ces fermes de l’établissement de l’ouest périrent de famine et de froid au printemps. Soit il s’agissait d’une année froide au cours de laquelle les phoques migratoires ne purent rejoindre les côtes du Groenland ; soit les fjords furent pris par les glaces ; soit un groupe d’Inuits, qui avaient gardé le souvenir des membres de leur groupes assassinés par les vikings, bloquèrent l’accès aux troupeaux de phoques des fjords côtiers. On peut imaginer que, suite à un été froid, les fermiers n’eurent pas assez de foin pour nourrir leurs bêtes durant tout l’hiver. Ils furent donc obligés d’abattre leurs dernières vaches, dont ils mangèrent jusqu’au sabots, de tuer et de manger leurs chiens et de se rabattre sur des oiseaux et des lapins pour tenter de survivre. Si tel fut le cas, on peut se demander pourquoi les archéologues n’ont pas retrouvé les squelettes des derniers vikings eux-mêmes dans ces maisons effondrées. Ivar Baradson a-t-il omis de mentionner que les habitants de l’établissement de l’est procédèrent au nettoyage de l’établissement de l’ouest et donnèrent une sépulture chrétienne à leurs frères et sœurs ? Ou bien faut-il tenir pour responsable le copiste qui reproduisit en l’abrégeant le texte original de Baradson et négligea d’évoquer ces détails ordinaires ? …. Par comparaison avec l’établissement de l’ouest, l’établissement de l’est était situé bien plus au sud, produisait plus facilement le foin indispensable à la société viking et il était plus peuplé (quatre mille habitants contre seulement mille). Il était donc moins menacé d’extinction. Le refroidissement climatique, assurément sur le long terme, par nuire aussi bien à l’établissement de l’est qu’à l’établissement de l’ouest : quelques années froides supplémentaires suffirent à réduire le cheptel de l’établissement de l’est et à condamner les habitants à la famine. On peut aisément imaginer comment les fermes les plus défavorisées de l’établissement de l’est finirent par épuiser toutes leur ressources. Mais comment les choses se passèrent-elles à Gardar, dont les deux étables pouvaient accueillir cent soixante vaches et qui possédaient un nombre incalculable de moutons ? Je comparerai Gardar, au moment de sa fin, à un canot de sauvetage surchargé. Lorsque les champs ne produisirent plus assez de foin et que les bêtes furent toutes mortes, ou qu’elles eurent toutes été mangées par les habitants des fermes pauvres de l’établissement de l’est, ces hommes durent tenter de rejoindre les meilleures fermes qui possédaient encore quelques bêtes:Brattahlid, Hvalsey, Herjolfsnes et enfin Gardar. L’autorité des représentants de l’église de la cathédrale de Gardar, ou celle du chef propriétaire des terres, ne fut reconnue qu’aussi longtemps que ces autorités et Dieu lu-même protégeaient visiblement leurs paroissiens et leurs partisans. Mais la famine et les maladies qui lui sont associées portèrent un coup fatal à ce respect pour l’autorité, tout comme cela s’est produit à Athènes deux mille ans plus tôt, lorsque la peste s’était emparée de la ville, ainsi que le relate Thucydide. Des hommes et des femmes affamés affluèrent à Gardar et les chefs et les religieux inférieurs en nombre, ne purent les empêcher de massacrer les dernières vaches et les derniers moutons. Les réserves de Gardar furent entièrement épuisées pendant le dernier hiver au cours duquel tout le monde tenta de monter dans le canot de sauvetage surpeuplé, et les hommes en furent réduits à manger les chiens, les veaux et les agneaux nouveau-nés et les sabots des vaches, comme ils l’avaient fait dans les derniers instants de l’établissement de l’ouest. J’imagine des scènes sans doute comparables à celles qui eurent lieu sans ma propre ville de Los Angeles en 1991, à l’époque où éclatèrent les fameuses émeutes qui suivirent le procès de Rodney King : l’acquittement de policiers accusés d’avoir brutalement frappé un habitant des quartiers pauvres fit descendre des centaines de gens de ces quartiers pauvres dans la rue où ils saccagèrent des magasins et des quartiers riches. Les policiers débordés ne purent rien faire d’autre que bloquer les rues qui menaient aux quartiers riches par des rubans d’avertissement de plastique jaune, geste dérisoire qui était censé interdire leur accès au pillards. Aujourd’hui, ce phénomène a tendance à se reproduire à l’échelle mondiale. Les immigrés clandestins partis des pays pauvres tentent, à bord d’une embarcation de fortune, de rejoindre les navires de sauvetages que sont pour eux les pays riches dont les postes frontières se montrent tout aussi impuissants face à cet afflux que les chefs de Gardar et les rubans jaunes des policiers de Los Angeles. Le sort des vikings du Groenland n’est pas seulement celui d’une petite société périphérique ayant vécu dans un environnement fragile ; il incite à réfléchir sur nos sociétés industrielles, dans la mesure où l’établissement de l’est, bien que plus important que celui de l’ouest, connut pour finir le même sort ; seulement, il lui fallut plus de temps pour disparaître. Extraits des Pg431, 433-434, 437-438, 442-444 Effondrement ; comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie ; Jared Diamond ; collection Folio essais ; Gallimard ; 2006 ]]>