- Beaucoup de raisons tiennent à ce que les économistes et d’autres spécialistes des sciences sociales appellent le « comportement rationnel », fruit de conflits d’intérêts. Certains individus, par raisonnement, concluent qu’elles peuvent favoriser leurs intérêts en adoptant un comportement qui est , en réalité, dommageable à d’autres mais que la loi autorise de fait ou par non-application. Ils se sentent en sécurité parce qu’ils sont concentrés (peu nombreux) et très motivés par la perspective de réaliser des profits importants, certains et immédiats, alors que les pertes se distribuent sur un grand nombre d’individus. Cela donne aux perdants peu de motivation pour se défendre, parce que chaque perdant perd peu et n’obtiendrait que des profits réduits, incertains et lointains, quand bien même réussissait-il à défaire ce que la minorité a accompli. C’est le cas, par exemple, des subventions à effet pervers : ces budgets que les gouvernements dépensent pour soutenir des activités qui ne seraient pas rentables sans ces aides, comme la pêche, la production de sucre aux États-Unis et celle du coton en Australie (subventionnées indirectement par le gouvernement qui supporte les coûts liés à l’irrigation). Les pêcheurs et les cultivateurs peu nombreux font pression avec ténacité pour obtenir les subventions qui représentent une bonne part de leurs revenus, tandis que les perdants – tous les contribuables – se font moins entendre parce que la subvention concernée n’est financée que par une petite fraction des impôts acquittée par les contribuables.
- Une forme particulière de conflits d’intérêts est connue sous le nom de « tragédie des communs », laquelle est intimement liée aux conflits appelés « dilemme du prisonnier » et « logique de l’action collective ». Prenez une situation dans laquelle beaucoup de consommateurs récoltent une ressource qu’ils possèdent en commun, tels des pêcheurs qui prennent du poisson dans une zone de l’océan ou des bergers qui font paître leurs moutons sur un pâturage commun. Si chacun surexploite la ressource concernée, elle diminuera par surpêche ou surpâturage et finira par disparaître. Tous les consommateurs en souffriront. Il serait donc dans l’intérêt commun de tous les consommateurs d’exercer une contrainte et de ne pas surexploiter. Mais tant qu’il n’existe pas de régulation efficace fixant la quantité de la ressource que chaque consommateur pourra récolter, chaque consommateur a raison de se dire : « Si je n’attrape pas ce poisson ou si je ne laisse pas mes moutons brouter cette herbe, un autre pêcheur ou un autre berger le fera ; je n’ai donc pas de raison de me retenir de surpêcher ou de surrécolter. » Le comportement rationnel correct consiste ici à récolter avant que l’autre consommateur puisse le faire, même si cela peut avoir pour résultat la destruction des biens communs, et donc nuire à tous les consommateurs.
- Des conflits d’intérêts impliquant un comportement rationnel peuvent advenir lorsque, au contraire de la société dans son ensemble, le principal consommateur n’a pas intérêt à long terme à préserver la ressource concernée (par exemple, une compagnie forestière étrangère qui obtient un droit de coupe dans un pays étranger).
- Le comportement rationnel peut également dicter à des élites repliées dans leur sphère de décisions nuisibles au reste de la société à l’écart de laquelle elles se maintiennent Barbara Tuchman dresse dans The March of Folly1 la longue liste des décisions politiques qui, de la guerre de Troie à la guerre du Viêt Nam, furent causes de catastrophes. Il ne faisait, à ses yeux, aucun doute que « la plus importante des forces qui affectent la sottise politique, c’est la soif de pouvoir que Tacite a appelé « la plus flagrante de touts les passions » ».
- D’autres échecs s’expliquent par le « comportement irrationnel », c’est-à-dire le comportement dommageable non plus à certains ni à la majorité, mais à tous. Un tel comportement irrationnel survient souvent quand chacun, individuellement, est travaillé par un conflit de valeurs : on veut ignorer un mauvais statu quo parce qu’il résulte de l’application de valeurs auxquelles on tient profondément. « La persistance dans l’erreur », « le raidissement », « le refus de tirer les conclusions qui s’imposent à partir des signes négatifs », « l’immobilisme, la stagnation mentale » sont les causes que Barbara Tuchman recense. Les psychologues, eux, parlent d’ « effet de ruine » pour désigner un trait voisin : l’hésitation à abandonner une politique – ou à vendre une action – dans laquelle il a été beaucoup investi.
- Beaucoup d’échec en partie irrationnels s’expliquent par le conflit entre les motivations à court terme et à long terme chez le même individu. Les paysans Rwandais et Haïtiens ainsi que des milliards d’autres gens dans le monde aujourd’hui, sont désespérément pauvres et ne pensent qu’à la façon dont ils vont se nourrir le lendemain. Les pêcheurs pauvres des récifs tropicaux se servent de dynamite et de cyanure pour tuer les poissons du récif ( et incidemment détruire les récifs eux-mêmes) afin de nourrir leurs enfants aujourd’hui, tout en sachant que, ce faisant, ils ravagent leur cadre de vie futur.
- D’autres facteurs interviennent dans les prises de décision irrationnelles. Irving Janis étudie la « pensée de groupe », forme moins prégnante et à petite échelle de la psychologie des foules, et qui peut apparaître dans un groupe de décideurs. En particulier lorsqu’un petit groupe soudé (comme les conseillé du président Kennedy pendant la crise de la baie des cochons ou ceux du président Johnson lors de l’escalade de la guerre du Viêt Nam)essaie de parvenir à une décision dans des circonstances de stress où le besoin de soutien et d’approbation mutuels peuvent conduire à annihiler les doutes et la pensée critique, à partager des illusions, à parvenir à un consensus prématuré et finalement à prendre une décision catastrophique. La pensée de groupe -et la psychologie des foules – peut opérer sur de périodes qui ne sont pas seulement de quelques heures, mais parfois de quelques années ; toutefois, on ignore encore quelle est leur part dans les décisions catastrophiques concernant des problèmes d’environnement de longue durée (décennies ou siècles).
- La dernière raison spéculative que je mentionnerai pour expliquer l’échec irrationnel dans les tentatives menées pour résoudre un problème que l’on perçoit est le déni d’origine psychologique. Si une chose perçue suscite en vous une émotion douloureuse, elle sera inconsciemment supprimée ou niée afin d’éviter cette douleur, angoisse ou peur, quitte à ce que le déni conduise à des décisions désastreuses. Dans le domaine qui nous concerne, prenons l’exemple d’une étroite vallée sinistrée juste derrière un grand barrage. Que le barrage vienne à se rompre, l’eau emportera les habitants sur une distance considérable en aval. Quand on sonde l’opinion qui vit en aval du barrage sur sa crainte d’une éventuelle rupture, cette peur est moindre en aval, elle augmente au fur et à mesure qu’on s’approche, atteint son paroxysme à quelques kilomètres du barrage, puis décroît brutalement et tend vers zéro parmi les habitants les plus proches du barrage ! Autrement dit, ces derniers, qui sont le plus certains d’être inondés en cas de rupture, disent d’une certaine manière ne pas être concernés. Ce déni d’origine psychologique est leur seule façon de vivre dans une normalité quotidienne. Le déni d’origine psychologique est un phénomène bien attesté dans les psychologie individuelle, mais il semble s’appliquer aussi à la psychologie de groupes.