La démocratie semble devoir généraliser le pouvoir politique puisque la voix d’un P.-D.G. Ne vaut pas plus dans l’urne que celle d’un manœuvre. Cependant, il faut tout d’abord noter que, du fait de l’importance croissante de l’information spécialisée par rapport à la thermodynamique humaine, une masse croissante de la population participe plus ou moins à la satisfaction hiérarchique, et se trouve ainsi moins tentée de s’unir aux plus défavorisés, inconsciente qu’elle est de sa privation totale d’un pouvoir politique, qu’elle ne cherche même pas à revendiquer. « Vous savez, je ne fais pas de politique. » On vous dit cela comme on vous préviendrait que l’on n’est pas atteint de maladie contagieuse, sans réaliser que cela signifie à peu près que l’on est aveugle, muet et impuissant. Il est vrai que de faire de la politique comme on en fait généralement, comme en font d’ailleurs la majorité des politiciens, ce n’est pas tellement différent. Mais surtout, les notions d’information et de structure nous permettent maintenant de comprendre que l’élément P.-D.G. Ou manœuvre a relativement peu d’importance en comparaison des rapports, des relations qu’il entretiennent dans l’ensemble social. En d’autres termes, c’est la structure sociale, l’ensemble des relations entre les éléments de l’ensemble social, qui revêt de l’importance et non le nombre absolu de P.-D.G. ou de manœuvres. On peut imaginer des déplacements importants du nombre de ces éléments sans pour autant que la structure générale de l’ensemble soit profondément transformée. Dans une structure hiérarchique, il importe peu au fond que les dominants soient des capitalistes, des bourgeois, des technocrates ou des bureaucrates, qu’elle possède moins de manœuvres et plus de techniciens. L’étiquette accrochée aux éléments peut changer, la structure verticale hiérarchique reste la même. On conçoit dans ces conditions, comme nous l’avons déjà laissé entendre, que la démocratie est un jeu de dupes, dès qu’un pouvoir politique est délégué au sein d’une structure hiérarchique. C’est la raison sans doute du fait que malgré la disparition de la propriété privée des moyens de production, le pouvoir politique individuel ne s’est pas accru dans les régimes dits socialistes contemporains, c’est le moins que l’on puisse dire. Il résulte de tout cela que ce qu’exprime un bulletin de vote, ce n’est pas un pouvoir politique réel, informé de façon généralisée, un pouvoir fondé sur un savoir ou une indispensabilité, mais bien l’acceptation ou le refus d’un système hiérarchique qui prolonge sur le plan politique une hiérarchie professionnelle, suivant que l’individu se sent suffisamment ou non gratifié par sa situation hiérarchique professionnelle. On ne vote pas pour une remise en cause fondamentale de la finalité globale de l’état, si ce n’est dans des phrases stéréotypées qui se déchaînent contre « le profit capitaliste », sans remettre en cause l’expansion, pour la « qualité de vie », sans remettre en cause les hiérarchies ou la société industrielle, pour les petits commerçants, les petits agriculteurs, les petits artisans, etc., sans remettre en cause l’indispensabilité des classes fonctionnelles. Car pour exercer réellement un pouvoir politique, il faut être informé des problèmes posés aux structures générales de l’ensemble national au sein des ensembles internationaux et informé de façon non orientée, informé suivant le sens que nous donnerons plus loin à l’information généralisée. Nous n’en sommes point encore là. Les « nouvelles sociétés » ici ou là n’ont jamais envisagé, ni le temps nécessaire à chaque individu, ni le polymorphisme de l’information, ni les structures scientifiques, sociologiques en particulier, dans lesquelles cette information généralisée doit s’inscrire. Ces nouvelles sociétés ne sont que des sociétés de satisfactions économiques croissantes, liées à l’expansion, mais la satisfaction d’un besoin de pouvoir politique, impossible à réaliser sans information généralisée, n’est jamais envisagé. Et nous retrouvons la notion de « malaise social » telle que nous avons tenté de le définir précédemment. Le système étant fondé sur une hiérarchie de pouvoir professionnel à spectre extrêmement large, chaque individu trouve toujours un « inférieur » à paternaliser pour se gratifier et un « supérieur » pour l’empêcher de se gratifier, pour l’aliéner, mais aussi une institution que le sécurise sur l’avenir réservé à l’assouvissement de ses besoins fondamentaux. Ni heureux ni malheureux, l’individu est automatisé par les mass média de telle façon que ses motivations sont entièrement orientées vers la consommation des marchandises et la promotion sociale qui perpétuent les hiérarchies de valeur et de salaires puisque celle-ci sont entièrement organisées par la production de marchandises. La démocratie des pays « libres » (terme destiné sans doute à créer un mouvement d’opinion) montre que la plupart des individus votent, en pleine ignorance de ces problèmes fondamentaux, pour ceux qui leur promettent de conserver celle qu’il possèdent déjà. On vote suivant la conscience qu’on a de ses propres gratifications dans un système donné, suivant que l’on est satisfait ou non de son statut de dominance. Et lorsque l’on est insatisfait on vote contre le système, pour un autre système que ne remet jamais fondamentalement en cause les hiérarchies de dominance professionnelles non plus que l’expansion. On vote pour un système qui reproduira intégralement en changeant les étiquettes, les hiérarchies professionnelles, source fondamentale des aliénations. La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard. Pg 180-183]]>