Aucune population ne peut croître indéfiniment; Diamond

Certaines populations animales se sont elles-mêmes condamnées à l’extinction en détruisant totalement leur ressources. Vingt-neuf rennes ont été introduits en 1944 sur l’île de Saint Matthew dans la mer de Béring. Ils s’y sont multipliés jusqu’à ce qu’en 1963 leurs descendants atteignent le nombre de 6000. Mais ces animaux se nourrissent de lichens à croissance lente. Sur l’île de Saint-Matthew, la population de ce végétal n’a pas eu la possibilité de se régénérer, à la suite du broutage des rennes, car il était impossible à ce dernier de migrer. Lorsque survint en 1963-1964 un hiver particulièrement rude, tous les animaux moururent à l’exception de 41 femelles et d’un mâle stérile : cette population était donc condamnée à s’éteindre à plus ou moins brève échéance, sur cette île jonchée de squelettes. Un exemple similaire s’est produit avec l’introduction du Lapin dans l’île de Lisianski, à l’ouest de Hawaï, dans la première décennie de ce siècle. En moins de dix ans, ces rongeurs se sont condamnés à l’extinction, dans la mesure où ils ont consommé toutes les plantes de l’île, à l’exception de deux pieds de volubilis et d’une planche de pied de tabac.

Ces exemples de suicide écologique, ainsi que d’autres similaires, ont donc porté sur des populations qui ont soudainement été libérées des facteurs habituels régulant leurs effectifs. Les lapins et les rennes sont normalement la proie de prédateurs, et de plus, les rennes se servent sur les continents de la migration comme d’un régulateur qui les faitr quitter une région, de sorte que celle-ci peut régénérer sa végétation. Mais les îles de Saint Matthew et de Lisianski n’avaient pas de prédateurs, et la migration y était impossible, de sorte que les rennes, de même que les lapins, se nourrissent et se reproduisent sans que rien ne viennent les freiner.

Or, à l’évidence, l’espèce humaine entière s’est elle aussi, récemment affranchie des anciens facteurs limitant ses effectifs. Nous ne sommes plus soumis aux prédateurs depuis longtemps : le médecine du XXème siècle a considérablement la mortalité due aux maladies infectieuses ; et certaines des pratiques majeures de limitation de la démographie, comme l’infanticide, la guerre chronique et l’abstinence sexuelle, sont devenues socialement inacceptables. La population humaine mondiale double à peu près tout les 35 ans. Certes, cela ne représente pas une vitesse d’accroissement démographique aussi élevée que celle du renne à Saint-Matthew. L’île Terre est plus grande que l’île de la mer de Béring, et certaines de nos ressources sont plus renouvelables que les lichens (mais ce n’est pas le cas de toutes, comme le pétrole notamment). Toutefois, l’enseignement fourni par le cas du renne à Saint-Matthew reste à prendre en considération : aucune population ne peut croître indéfiniment.

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 545-547

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Ne s'adresser qu'à l'affectivité des masses, qu'à leurs automatismes culturels, c'est rabaisser les individus ; Laborit

Il faut avouer que c’est vraiment mépriser ces masses que de les croire incapables de progrès conceptuels et définitivement automatisées par un langage stéréotypé, des slogans éculés, motivés irrémédiablement par leur seul intérêt digestif, l’appétit de consommation. Ne s’adresser qu’à l’affectivité des masses, c’est rabaisser les individus qui les constituent au rang des espèces qui nous ont précédés et se « servir » d’eux pour asseoir un pouvoir et des privilèges nouveaux.

Certes, il faut mobiliser les masses, mais il faut les mobiliser contre toute structure hiérarchique de dominance, toute structure fermée, figée, sclérosée, analytique et non synthétique, contre celles existantes, mais aussi contre celles qui pourraient survenir. Et pour mobiliser, pour les motiver, il est préférable de s’adresser à leur raison qu’à leur pulsions ou leurs automatismes culturels, ou du moins il faut les motiver raisonnablement. Il faut que leur pulsions fondamentales les amènent à raisonner les mécanismes d’établissement et le contenu de leurs automatismes.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg292

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Impact des génocides sur l'opinion publique; Diamond

La réécriture de l’histoire, dans le cas d’un génocide touche à l’impact psychologique des massacres chez les exécuteurs, les victimes et les tierces parties. Au premier abord, on pourrait penser que les réaction du public devraient être des plus tranchées à l’annonce de massacres collectifs, délibérés et sauvages suscitant un sentiment d’horreur. En réalité, il est rare que l’attention du public soit attirée par des génocides survenant dans d’autres pays ; et il est encore plus rare que soit mis fin à ces derniers par une intervention étrangère. Qui d’entre nous a fait vraiment attention au massacre des Arabes à Zanzibar en 1964 ou à celui des Indiens Aché au Paraguay dans les années 1970 ?

Les rares génocides perpétrés au XXe siècle qui mobilisent encore la mémoire, notamment l’extermination des juifs par les nazis et le massacre des Arméniens par les Turcs, ont pour particularité que les victimes étaient des Blancs, auxquels nous nous identifions ; les responsables du génocide étaient nos ennemis dans le contexte d’une guerre, et nous étions donc officiellement encouragés à les haïr (en particulier les nazis) ; les survivants ayant échappé à ces génocides sont en mesure de s’exprimer publiquement et consacrent beaucoup d’efforts pour nous obliger à nous souvenir. On voit donc qu’il faut une constellation assez particulière de circonstances pour amener les tierces parties à préter attention à des cas de génocides.

Une étrange passivité des tierces parties se mesure notamment par l’attitude des gouvernements, qui reflètent la psychologie collective des populations. S’il est vrai que l’ONU a adopté en 1948 une convention sur le génocide, au nom de laquelle ce dernier est reconnu comme un crime, cette organisation internationale n’a jamais pris de sérieuses mesures pour prévenir, arrêter ou punir ce genre de massacres collectifs, en dépit de plaintes déposées à sa tribune durant leur exécution même au Bangladesh, au Burundi, au Paraguay et en Ouganda. Dans le cas de ce dernier pays, le secrétaire général des Nations-Unies a répondu à une plainte portée contre le régime de Idi Amin Dada, lorsque celui-ci faisant régner la terreur à son maximum, en demandant au dictateur lui-même de faire une enquête. Les États-Unis ne figurent même pas parmi les nations qui ont ratifié la convention sur le génocide de l’ONU.

Comment expliquer notre étonnante absence de réaction face aux génocides ? De nombreux génocides des années 1960 à 1970 ont été publiquement dévoilés dans le détail, comme cela a été le cas de ceux perpétrés au Bangladesh, au Brésil, au Burundi, au Cambodge, au Timor-Oriental, en Guinée équatoriale, en Indonésie, au Liban, au Paraguay, au Rwanda, au Soudan, en Ouganda et à Zanzibar. (le nombre des victimes a dépassé le million aussi bien au Bangladesh qu’au Cambodge). Par exemple, en 1968, le gouvernement brésilien a poursuivi en justice 34 des 700 employés de son service de protection des indiens, parce qu’ils avaient participé à l’extermination des tribus d’Indiens d’Amazonie. Parmi les faits reprochés aux accusés, énumérés dans un rapport de 5115 pages (appelé le «rapport Figueiredo», du nom du procureur général du Brésil) et dévoilés dans une conférence de presse du ministère de l’intérieur du Brésil, on trouvait : massacres d’Indiens au moyen de dynamite, de mitrailleuses, de sucre imprégnés d’arsenic, de maladies intentionnellement introduites, telle la variole, la grippe, la tuberculose et la rougeole, enlèvements d’enfants Indiens pour en faire des esclaves et engagement de tueurs professionnels d’Indiens par les entreprises se vouant à l’exploitation des terres amazoniennes. Le rapport Figueiredo a fait l’objet de compte-rendus dans la presse internationale, mais il n’a jamais suscité beaucoup de réactions.

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 531-533

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Protéger cette capacité à traiter l'information et à créer en dehors des apprentissages automatiques, des réflexes conditionnés ; Laborit

Par contre ce qui m’intéresse, c’est une réalité nouvelle dans la conscience que nous avons : l’homme est un animal, le seul, qui sache traiter l’information et en créer grâce à son cerveau associatif. C’est cela qu’il faut non seulement protéger de tous les apprentissages automatiques, de tous les réflexes conditionnés, mais que nous devons avant tout favoriser. Il est donc urgent, avant de leur apprendre à manipuler la masse, d’apprendre à l’adolescent ce qu’est l’information, comment et pourquoi le système nerveux, commun à l’espèce, l’utilise. Leur apprendre enfin que cette utilisation peut servir à faire des objets, mais aussi et peut-être surtout, à se connaître, à se situer dans l’ensemble cosmique, dans leurs rapports avec les autres. L’adéquation à la vie, au réel, ne me semble pas devoir en souffrir, mais au contraire en être facilitée.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg290

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Indiens et politique Américaine ; Diamond

Il n’est pas inutile de rappeler quelques points de vue défendus par des hommes politiques américains :

George Washington (1732-1799), premier président des États-Unis:«L’objectif immédiat est la destruction totale de leurs villages et de leurs terres. Il faudra absolument réduire à néant leur futures récoltes et les empêcher d’en préparer d’autres.»

Benjamin Franklin (1706-17770) : «S’il entre bien dans les desseins de la Providence que ces sauvages soient balayés afin de laisser place aux cultivateurs de la terre, il ne semble pas improbable que le moyen pour y parvenir soit les boissons alcoolisées.»

Thomas Jefferson (1746-1826), troisième président des États-Unis : «Cette malheureuse race, que nous avons eu tant de mal à sauver et à civiliser, s’est, de façon inatendue, rebellée et livrée à des actes barbares. Ce faisant, elle a justifié son extermination et attend à présent que nous décidions de son destin.»

James Monroe (1758-1831), cinquième président des États-Unis:«La vie à l’état sauvage demande de pratiquer la chasse sur un territoire bien plus grand qu’il n’est compatible avec le progrès et les justes prétentions de la vie civilisée […..] elle doit donc s’effacer devant celle-ci.»

John Quincy Adams (1767-1848), sixième président des États-Unis:«Quel droit un chasseur a-t-il sur une forêt de mille kilomètres de long, dans laquelle il s’est aventuré par hasard pour y rechercher des proies?»

Andrew Jackson (1767-1845), septième président des États-Unis:«Ils n’ont ni l’intelligence, ni l’assiduité au travail, ni le comportement moral, ni le désir de s’améliorer, toutes choses qui seraient essentielles pour que leur condition évolue dans un sens favorable. Contemporains d’une autre race qui leur est supérieure, incapables de se rendre compte d’où vient leur infériorité et de chercher à y remédier, ils doivent donc nécessairement de plier à la force des circonstances et disparaître rapidement.»

John Marshall (1755-1835), président de la cour suprême des États-Unis:«Les Idiens qui habitaient ce pays étaient des sauvages, essentiellement occupés à se faire la guerre, et tirant leur subsistance de la forêt [….] La loi qui régit, et doit obligatoirement régir en général, les rapports entre le vainqueur et le vaincu ne pouvait pas s’appliquer à ce peuple dans ces circonstances. La découverte de l’Amérique par les Européens a donné à ces derniers le droit exclusif de mettre fin, par le biais d’achat de terres ou de conquête, au titre d’occupants qu’avaient les Indiens.»

William Henry Harrison (1773-1841), neuvième président des États-Unis:«Est-ce que l’une des plus belles partie du globe doit rester dans l’état de nature, une terre hantée par quelques fieffés sauvages, alors qu’elle semble être destinée par le Créateur à entretenir une vaste population, et à devenir le siège de la civilisation.»

Théodore Roosevelt (1858-1919), 26ème président des États-Unis:«Le colon et le pionnier avaient fondamentalement la justice de leur côté ; ce grand continent ne pouvait pas rester simplement à l’état de réserve de chasse pour d’ignobles sauvages.»

Général Philip Sheridan (1831-1888):«Les seules bons Indiens que j’aie jamais vu étaient des Indiens morts.»

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; note de bas de page p 527-529

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Du temps libre pour s'informer-2 ; Laborit

L’information généralisée n’a pas sa place seulement à l’école ou à l’université, mais aussi au sein de tous les groupes humains au cours du processus de production. Imaginons que chaque homme au travail puisse bénéficier chaque jour, de 17 à 65 ans, âge de sa retraite, de deux heures pour s’informer. S’informer des problèmes qui se posent aux niveaux d’organisation de l’entreprise où il travaille, mais aussi à tous les niveaux d’organisation sus-jacents qui englobent cette entreprise : niveau municipal, urbain, régional, national, international, planétaire. Supposons qu’il puisse aborder ces problèmes non point avec la seule aide de l’ »analyse » rationnelle, mais qu’il puisse faire aussi la part dans son discours et dans celui des autres de l’inconscient des engrammations socioculturelles, des préjugés et jugements de valeurs, individuels et de classe. Supposons qu’il apprenne ainsi à se méfier de ses propres comportements, comme de ceux des autres. Supposons enfin qu’une information non dirigée, multidisciplinaire et vulgarisatrice, lui soit fournie, dépourvue de certitude affective et de dogmes, d’affirmations gratuites mais présentées comme « scientifiques » pour faire sérieux et s’imposer plus facilement, qu’une information constamment contradictoire lui soit fournie aux lieux mêmes de réunion dans l’entreprise, mais aussi par l’intermédiaire des mass média et dans son groupe de résidence, on imagine mal la richesse du matériel mémorisé que son cortex orbito-frontal aurait alors à sa disposition. Utopie peut-être, mais vers laquelle on pourrait au moins tendre ; Henry Laborit ; La nouvelle grille.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg 287-288

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