Les rares génocides perpétrés au XXe siècle qui mobilisent encore la mémoire, notamment l’extermination des juifs par les nazis et le massacre des Arméniens par les Turcs, ont pour particularité que les victimes étaient des Blancs, auxquels nous nous identifions ; les responsables du génocide étaient nos ennemis dans le contexte d’une guerre, et nous étions donc officiellement encouragés à les haïr (en particulier les nazis) ; les survivants ayant échappé à ces génocides sont en mesure de s’exprimer publiquement et consacrent beaucoup d’efforts pour nous obliger à nous souvenir. On voit donc qu’il faut une constellation assez particulière de circonstances pour amener les tierces parties à préter attention à des cas de génocides.
Une étrange passivité des tierces parties se mesure notamment par l’attitude des gouvernements, qui reflètent la psychologie collective des populations. S’il est vrai que l’ONU a adopté en 1948 une convention sur le génocide, au nom de laquelle ce dernier est reconnu comme un crime, cette organisation internationale n’a jamais pris de sérieuses mesures pour prévenir, arrêter ou punir ce genre de massacres collectifs, en dépit de plaintes déposées à sa tribune durant leur exécution même au Bangladesh, au Burundi, au Paraguay et en Ouganda. Dans le cas de ce dernier pays, le secrétaire général des Nations-Unies a répondu à une plainte portée contre le régime de Idi Amin Dada, lorsque celui-ci faisant régner la terreur à son maximum, en demandant au dictateur lui-même de faire une enquête. Les États-Unis ne figurent même pas parmi les nations qui ont ratifié la convention sur le génocide de l’ONU.
Comment expliquer notre étonnante absence de réaction face aux génocides ? De nombreux génocides des années 1960 à 1970 ont été publiquement dévoilés dans le détail, comme cela a été le cas de ceux perpétrés au Bangladesh, au Brésil, au Burundi, au Cambodge, au Timor-Oriental, en Guinée équatoriale, en Indonésie, au Liban, au Paraguay, au Rwanda, au Soudan, en Ouganda et à Zanzibar. (le nombre des victimes a dépassé le million aussi bien au Bangladesh qu’au Cambodge). Par exemple, en 1968, le gouvernement brésilien a poursuivi en justice 34 des 700 employés de son service de protection des indiens, parce qu’ils avaient participé à l’extermination des tribus d’Indiens d’Amazonie. Parmi les faits reprochés aux accusés, énumérés dans un rapport de 5115 pages (appelé le «rapport Figueiredo», du nom du procureur général du Brésil) et dévoilés dans une conférence de presse du ministère de l’intérieur du Brésil, on trouvait : massacres d’Indiens au moyen de dynamite, de mitrailleuses, de sucre imprégnés d’arsenic, de maladies intentionnellement introduites, telle la variole, la grippe, la tuberculose et la rougeole, enlèvements d’enfants Indiens pour en faire des esclaves et engagement de tueurs professionnels d’Indiens par les entreprises se vouant à l’exploitation des terres amazoniennes. Le rapport Figueiredo a fait l’objet de compte-rendus dans la presse internationale, mais il n’a jamais suscité beaucoup de réactions.
Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 531-533
]]>