C’est à une véritable appropriation des femmes que l’on assiste dès les premières heures du viriarcat. Si l’on veut s’attribuer le fruit de leur fécondité, il faut les confiner dans leur tâche de reproduction et, surtout, les contrôler. Or, pour y parvenir, on a jamais rien inventé de plus efficace que le mariage. Ordonné par la prohibition de l’inceste, le dispositif matrimonial n’est au départ rien d’autre qu’une procédure contractuelle, un système de supervision et d’échange de la puissance gestative des femmes.
Comme l’a montré Claude Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté1, la mariage est d’abord destiné à servir l’intérêt masculin : l’homme s’interdit la facilité qu’il y aurait à posséder sa sœur et sa fille, à condition que les hommes de l’autre clan fassent de même. En renonçant mutuellement à s’accoupler avec les femmes de leur lignée, les hommes créent ainsi un ordre social fait de réciprocité et de régulation, seul capable d’assurer la cohésion sociale. Au lieu de s’entre-tuer, les hommes troquent leur fille et leur sœur et gagnent ainsi des gendres et des beaux-frères, qui deviendront des partenaires de chasse. L’échange des femmes et l’exogamie qui en découle, transforment ainsi l’hostilité naturelle en relation d’alliance et de coopération. Offrir la parente qu’on se refuse, telle est la règle fondatrice de la culture et de la paix entre les hommes2.
Sauf que, dans cette transaction, la femme n’a pas son mot à dire : telle une pièce de bétail, elle ne s’appartient pas. Enfant, elle est considérée comme le bien de son père, adulte, comme celui de son mari, qui la «possède», tant charnellement que juridiquement. La désapprobation de soi est la première des aliénations subies par les femmes, et le fondement de toutes les autres. En Europe, jusqu’au milieu du XXe siècle, il était inimaginable de convoler sans demander la main d’une jeune femme à son père, lequel pouvait refuser de «donner sa fille en mariage» s’il jugeait le prétendant indigne de ce transfert de propriété. Aujourd’hui encore, dans de nombreuses régions du monde, comme au Yémen, les fillettes sont mariées de force à peine pubères, parfois même dès l’âge de huit ans3.
«On ne se marie pas pour soi, quoi qu’on en dise ; on se marie autant ou plus pour sa postérité, pour sa famille4», écrivait Montaigne dans ses Essais, et cela est encore plus vrai pour les femmes que les hommes. Dans cette économie du don et du contre-don, la femme est le «bien» le plus précieux, puisque c’est elle qui assure la survie du groupe : elle est la gardienne des intérêts supérieurs de la communauté.
Le mariage a donc pour vocation de socialiser la procréation en fondant les relations de parenté. Voilà pourquoi, dans le système viriarcal, la femme stérile (ou jugée telle, car c’est toujours elle qui porte la responsabilité de l’infertilité d’un couple) peut à bon droit être répudiée, de même que celle qui ne met au monde que des filles. Car il faut des fils, et des fils qui engendreront à leur tour des fils. Si le sperme est ce qui confère au principe masculin sa supériorité, si lui seul est fécondant, si lui seul contient les valeurs supérieures, si lui seul est porteur de sagesse, se vertu et de souffler divin, c’est que du sperme jaillissent des fils qui, à leur tour, en fabriqueront. Eux seuls sont dignes de transmettre le nom.
Les fils sont les dépositaires d’une chose tellement précieuse – le sperme porteur du nom – qu’il ne faut surtout pas les laisser entre les mains des mères. Ils appartiennent au père, ils en sont la propriété – morale, sociale, économique – exclusive. Pendant des siècles (et cela se passe ainsi dans de nombreuses régions), en cas de séparation des parents, l’enfant est systématiquement confié à son géniteur, même si celui-ci est défaillant ou violent.
L’enjeu est d’une telle importance qu’il est primordial d’être absolument certain d’être le père biologique de l’enfant. Rien n’est plus terrifiant que d’élever un bâtard, un rejeton, un corniaud, un dégénéré qui viendra spolier les enfants légitimes et usurper leur nom. C’est pourquoi il est essentiel de rendre impossible l’adultère de l’épouse.
La question déborde l’individu et engage la société tout entière : la fidélité des femmes est la condition sine qua non de leur échange. Si l’on veut une société pacifique, faite de pères transmettant leurs valeurs aux fils, et de femme dévolue à leur conception, alors il est nécessaire que le pacte de réciprocité conclu lors des alliances ne soit pas rompu par la suite. Je te donne ma sœur si tu me donnes ta cousine : le troc ne fonctionne que si, une fois la transaction opérée, tu ne viens pas me voler ma propriété, ou même tourner autour.
L’adultère féminin deviendra une obsession, une hantise, un fantasme terrifiant. La femme infidèle sera punie de mort par noyage en Égypte, lapidée chez les Hébreux, répudiée chez les Grecs, flagellée en terre d’Islam5 et décapitée en Asie. L’Europe la traitera en créature du Diable et lui arrachera ses enfants la privera de dot, la condamnera à la réclusion, au couvent ou à la prison. Dans bien des cultures, l’époux trompé aura le droit de la tuer:«Le mari est juge de la femme ; son pouvoir n’a pas de limites ; il peut ce qu’il veut. Si elle a commis quelque faute, il la punit ; si elle a bu du vin, il la condamne ; si elle a eu commerce avec un autre homme, il la tue», déclarait le Code conjugal de Caton l’Ancien6.
Lorsque la Loi s’y opposera, les tribunaux se montreront toujours clément envers un époux qui n’a fait là qu’obtenir réparation d’un double crime : la femme a compromis la pureté de la lignée du père et l’amant a volé la propriété de l’époux, deux fautes suffisamment graves pour mériter la mort. Ainsi, en France, jusqu’en 1975, selon l’ancien Code pénal7, le maris était jugé excusable en cas d’homicide, si la «fraude conjugale» était constatée dans le foyer. Il avait le droit de «laver l’opprobre dans le sang», à savoir de tuer l’amant pour défendre son honneur et mettre fin à cette infamante promiscuité représenté par le rencontre de son sperme avec celui de son rival, dans le ventre de l’épouse. Car, outre l’orgueil blessé et le risque d’enfants illégitimes (qui était partout abandonné ou tués, terreur de la matrilinéarité oblige), l’adultère était réputé représenter un danger sanitaire majeur : toutes sortes de maladies pouvaient découler du choc des spermes, telles que, selon certaines croyance archaïques, l’éléphantiasis des testicules ou encore la tuberculose… C’est pourquoi le Code de Napoléon prévoyait aussi des peines de prison très dissuasives pour les femmes adultères, pouvant aller de trois mois à deux ans d’incarcération.
En revanche, les conduites adultérines de l’homme seront toujours très bien acceptées par la société, car elles sont sans dommage pour la lignée. La fréquentation de maîtresses, de concubines et des prostituées, sera même toujours valorisée8, puisqu’elle témoigne de la puissance phallique de l’homme. Au XXe siècle, George Sand pouvait encore déplorer que, tandis que la femme fautive est «flétrie, avilie, déshonorée aux yeux de ses enfants», «plus un homme est signalé pour avoir eu de bonnes fortunes, plus le sourire des assistants le complimente9.
1 : Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Berlin, Mouton de Gruyter, 2002
2 : Pour plus de détails sur le tabou de l’inceste et la loi d’exogamie analysés par Claude Lévi-Strauss, voir Olivia Gazalé, Je t’aime à la philo – Quand les philosophes parlent d’amour et de sexe, chap «Quelle est la part d’animalité dans la sexualité humaine?», Paris, Robert Laffont, 2012 et le Livre de poche, 2013
3 : Selon l’organisme international Population Council, une fillette sur sept à travers le monde est mariée avant ses quinze ans.
4 : Michel Montaigne, Essais, Paris, Folio Classique, 2009, 3 vol.
5 : «Contre celles de vos femmes qui ont commis l’adultère, appelez quatre témoins d’entre vous, et si leur témoignage est unanime, gardez-les dans les maisons jusqu’à ce que la mort les enlève…» dit le Coran (sourate 4, verset 15). Même sévérité en Inde dans les Lois de Manou (Mânava-dharma-shâstre, 5, 147-149
6 : Cité par le cite du mouvement matricien, www.matricion.org
7 : Loi n° 75-617 du 11 juillet 1975.
8 : «Les courtisanes, nous les avons pour le plaisir ; les concubines, pour les soins de tout les jours ; les épouses, pour avoir une descendance légitime et une gardienne fidèle du foyer», déclarait le grand orateur attique Démosthène, in «Discours contre Nééra», Discours judiciaires, Paris, Garnier, 1934
9 : George Sand, Histoire de ma vie, t. IV, Lanham, Rowman & Littlefield, 1998
Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 63-67