Mariage : pacte unilatéral ? ; Gazalé

Si le mariage était bien un contrat, force est donc de reconnaître que seule la femme signait le pacte d’exclusivité sexuelle. L’homme, lui, demeurait libre de verser sa semence où bon lui semblait. C’est encore ainsi que cela se passe dans de vastes régions du monde, sans même parler de celle qui autorise la polygamie tout en lapidant la femme accusée, à tort ou à raison, de poser son regard sur un autre homme. Le piège de la culpabilisation de la femme est redoutable. Les écarts de l’homme sont toujours imputables au sexe féminin : c’est la faute de l’épouse ( qui ne donne pas satisfaction), de la maîtresse (qui l’a ensorcelé) ou de la prostituée (qui l’a provoqué). Lui, il ne demande qu’à rester dans le droit chemin. Tandis qu’elles, elles ont le vice dans le sang.

Il faut impérativement organiser leur réclusion. S’il veut avoir la certitude d’être le père de ses enfants, l’homme doit jalousement cloîtrer son épouse, au gynécée, au harem ou au foyer, au besoin en la voilant, en la forçant à porter une ceinture de chasteté, à bander sa poitrine ou, pire, ses pieds, comme en Chine, pour la contraindre à l’immobilité définitive.

Ici encore, on ne peut qu’être sidéré par l’étonnante pérennité de ces coutumes cruelles. S’agissant de la tradition chinoise consistant à comprimer les pieds des fillettes dans des bandages pour les empêcher de croître, il a fallu attendre le révolution communiste pour la voir disparaître. Pendant mille ans, du dixième siècle au XXe siècle, dans ce pays pourtant féru d’art médical et expert en circulation des énergies, près d’un milliard de petites filles ont dû se soumettre à la mutilation de leurs pieds, souvent dès l’âge de quatre ans.

Les orteils commençaient pas se recroqueviller, puis se desséchaient, avant de finir par tomber. Dans une odeur de pourriture fétide, le pied se mettait alors à enfler au niveau de la cheville, devenait bot, tandis que des morceaux d’os venaient perforer la peau. Pour les plus vaillantes, qui n’avaient pas succombé à une infection mortelle ou à une paralysie, la marche devenait particulièrement difficile dès le plus jeune âge. Il fallait se tenir en équilibre sur une voûte plantaire excessivement courbée, des orteils moisis et nécrosés, dans de minuscules souliers richement brodés, leur exquis raffinement servant à dissimuler le carnage.

Même si l’on veut bien imaginer que ce fétichisme du peton minuscule relevait d’un érotisme subtil, on ne peut s’empêcher de penser que le principal enjeu de ce qu’il faut bien appeler un crime de masse était la captivité de la femme. Estropiée, quasi amputée, elle ne risquait pas de s’enfuir. Elle était emprisonnée dans ses petits chaussons, clouée au sol pour la vie. Peu importait qu’on l’ait privée de son existence : pour une chinoise, la vertu suprême consistait à souffrir en silence1.

Un idéal féminin que l’on retrouve parfois dans la littérature érotique musulmane : «Elle rira peu, parlera rarement de façon inutile. Elle trouvera ses pieds lourd à traîner quand elle voudra vagabonder hors de chez elle…elle aura la langue courte et ne parlera pas beaucoup», écrit Mohammed Al-Nafzâwi dans La Prairie parfumée2, un traité d’érotologie si célèbre qu’il est considéré comme le « Kama-Sutra arabe3». Le silence, encore et toujours, voilà ce qu’on attend d’elles, comme leur recommande aussi Sophocle:«Femmes, le meilleur ornement de votre sexe, c’est le silence4

1 : De ses pieds, bien sûr, mais aussi de la rivalité avec les autres concubines, de l’autorité de sa belle-mère et du poids écrasant du culte des ancêtres. Voir les romans de Pearl Buck, notamment Vent d’Est, Vent d’Ouest, Paris, Le livre de poche, 1972.

2 : Mohammed Al-Nafzâwi, La Prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs, trad. René Khawam, Paris, Le livre de poche, 2011

3 : Voir aussi Malek Chebel, Le Kama-Sutra arabe. Deux mille ans de littérature érotique en Orient, Paris, Pauwert, 2006. On y comprend aussi que l’amour courtois européen a été très influencé par une érotique musulmane également capable de glorifier et idéaliser la femme. Il ne faut donc pas généraliser ces remarques sur l’ensemble de la littérature érotique arabe.

4 : Sophocle, Ajax, in Théâtre complet, trad. Robert Pignarre, Paris, Garnier-Flammarion, 1993.

Mariage : pacte unilatéral ? ; Gazalé

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 67-68

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