Expansion ad vitam; Laborit.

L’homme n’a jusqu’ici trouvé qu’une même solution : l’obtention de la dominance, la recherche du pouvoir. Or, comme toutes les idéologies politico-économiques lui ont toujours fait croire qu’il n’était qu’un « producteur » d’objets, c’est dans le cadre du processus de production et de hiérarchies qu’il a recherché la dominance. Ce qui veut dire que plus il cherche à dominer, plus il produit. Mais cela veut dire aussi que cette production est distribuée hiérarchiquement puisque c’est la recherche de la dominance qui constituera sa motivation fondamentale. Le cercle est fermé, vicieux et ne peut aboutir qu’à l’expansion économique, à l’insatisfaction mitigée en pays industrialisés, à la souffrance muette et fataliste en pays sous-développés, à la pollution grandissante et à la mort de l’espèce.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg 328-329

Le voile-2; Gazalé

La question du voile islamique est ainsi devenue très délicate, puisque de nombreuse femmes musulmanes occidentales déclarent le porter de leur plein gré, et, comble du paradoxe, pour en faire l’étendard de leur liberté de conscience. Il s’agit pour elles d’un geste identitaire, relevant de ce que le féminisme américain appelle empowerment et que l’on traduit parfois par «responsabilisation» ou «automatisation» : le droit à revendiquer son propre schéma d’émancipation et de dire, en substance : «Laissez-moi porter librement un symbole de soumission si je l’ai décidé.» Ces femmes sont d’ailleurs soutenues par une foule d’anonymes des deux sexes, musulmans ou non, qui postent, sur les réseaux sociaux, des photos d’eux souriant à la caméra, les cheveux couverts, sous le hashtag «tous#voilés». Aussi la symbolique de cette pièce de tissu est-elle de moins en moins lisible dans les démocraties laïques.

Jusqu’à quel point ces femmes, quelles que soient leurs déclarations, portent réellement le voile, la burka ou le burkini par «choix» délibéré ? Il ne suffit pas en effet de vivre en Occident pour être épargnée par les effets liberticides et manipulatoires du patriarcalisme coutumier, religieux et familial. Celles qui se déclarent libres le sont-elles réellement ? Se voilent-elles par décision souveraine de leur conscience morale ou sont-elles mystifiées par leur entourage, leurs père et grand-père, leurs oncle, frères, cousins et voisins ? Peut-on évoquer la «liberté ethnique, social, intellectuel – dans son ensemble ?

Dans un article célèbre, intitulé «Quand céder n’est pas consentir», la sociologue Nicole-Claude Mathieu a défendu l’idée selon laquelle le prétendu consentement de nombreuses femmes à leur propre servitude était une supercherie, puisque leur état de dominées leur interdisait, précisément, de voir qu’elles l’étaient. Selon elle, il serait donc plus juste de parler de collaboration que de consentement1.

Mais cela concerne-t-il toutes les femmes voilées ? Sont-elles toutes manipulées ? C’est faire injure à leurs capacités de jugement que de le penser. Cela dépend, pour chacune, de son niveau d’éducation, de son âge, de son identité culturelle, de son degré de foi, de celui de ses parents, de ses opinions politiques, et d’une foule d’autres facteurs individuels qui lui sont propres, à commencer par le sens philosophique donné au mot «liberté». Cette impossibilité de se prononcer au nom de toutes les femmes concernées, cette variabilité extrême des situations et des positions personnelles rend la tâche du législateur très épineuse dans les démocraties laïques, lorsqu’il s’agit d’interdire, ou non, le voile intégral, ou le burkini, dans l’espace public.

Ce qui me paraît certain, c’est qu’il y a fossé entre le fait de se couvris les cheveux sous un hijab (ce qui ne perturbe pas l’échange interpersonnel, et en est hélas bien souvent une condition nécessaire) et celui de disparaître sous un voile intégral, ou niqab ; Des cheveux couverts au visage masqué, il n’y a pas qu’une différence de degré, mais une différence de nature. Car, en camouflant, non seulement sa chevelure, mais également ses traits, une femme, outre le fait qu’elle s’interdit d’ouvrir la bouche en public (impossible de parler, manger ou boire hors de chez soi), se dérobe à toute forme d’intersubjectivité, puisque celle-ci a pour condition le fait de voir et d’être vu, ou d’entendre et d’être entendu. Se soustraire à cette symétrie, c’est s’exclure d’une communauté de citoyens égaux devant l’exposition du visage, qui est à la fois un droit, un devoir et un geste revêtant une haute signification morale.

Comme l’a montré le philosophe Emmanuel Levinas, qui en fait un concept central de son œuvre, le visage, en plus d’être le marqueur essentiel de la différenciation individuelle, est ce qui révèle la pure humanité d’autrui. Découvert, il est « démuni » et « sans défense », sa vulnérabilité m’interdit l’indifférence et requiert ma sollicitude. Le visage m’enjoint le respect de la dignité et de la vie d’autrui. A contrario, le mal, lui, « n’a pas de visage2 ».

Quels sont en effet les individus qui, d’ordinaire, portent un masque ? Tous ceux qui incarnent le mal3, la violence et la mort : les bourreaux, les kamikazes, les cambrioleurs et autres membres du Ku Klux Klan, les plus sympathiques d’entre eux étant certainement les adeptes du fétichisme sadomasochiste, qui en font que parodier la cruauté des tortionnaires pour en jouir. Ainsi, forcer les femmes à rejoindre la cohorte de ces êtres malfaisants, à s’assimiler à eux, ce n’est pas seulement leur ôter leur identité et les dépersonnaliser, c’est les ensevelir vivantes sous un linceul de honte et de mépris.

Pourquoi toutes les femmes du monde n’ont-elles pas le droit de sentir le soleil sur leurs joues et le vent dans leur cheveux? La question n’a rien de futile, elle est même éminemment politique. Elle est surtout problématique, car elle oppose deux conceptions se réclamant l’une et l’autre du respect des droits humains.

1 : «Quand céder n’est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie», in L’arraisonnement des femmes, Paris, EHESS- L’Harmattan, 2001

2 : Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, La Haye, Nihoff, 1971

3 : A l’exception, notable j’en conviens, de Zorro, Batman et autre super-héros…

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 151-154

Besoins fondamentaux et acquis; Laborit

L’avenir que nous proposons apparaît trop beau pour être réalisable. Et cependant, une réflexion logique permet de trouver des arguments solides pour affirmer qu’il demeure possible. En effet, à partir du moment où l’évolution économique, c’est-à-dire la façon dont la technique de l’homme fruit de son imagination et de son expérience accumulée au cours des générations, lui permet une utilisation extrêmement efficace de la matière et de l’énergie, de telle façon que les besoins fondamentaux de tous les hommes puissent être assouvis, si la répartition en est correctement faite, tous ses autres besoins sont socioculturels et acquis par apprentissage. La notion de propriété des objets et des êtres, celle de dominance hiérarchique par le degré d’abstraction dans l’information professionnelle, celle de la nécessité première du travail producteur des produits de consommation, la notion de promotion sociale, d’égalité des chances de consommer, jusqu’à l’origine première pour chaque individu de la création de ces automatismes socioculturels. Il suffit donc d’apprendre autre chose (j’irai jusqu’à dire l’inverse) dès les premiers jours, les premiers mois, les premières années de l’enfance pour que ces notions si solidement établies n’aient plus de sens. Il suffirait de remplacer ces automatismes par une information généralisée, telle que nous en avons schématisé plus haut les méthodes et les objets, pour que tout change.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg 326-327

Le voile ; Gazalé

L’usage du voile est déjà attesté des milliers d’années avant l’apparition de l’Islam, chez les peuples sémitiques, ancêtres des Phéniciens, des Cananéens, des Hébreux et des Arabes. La tradition s’observe ensuite dans la religion juive, qui assimile l’exhibition de la chevelure à la nudité et exhorte les femmes à la modestie. Comme l’indique la rabbin Delphine Horwilleur dans En tenue d’Ève1, le devoir de pudeur invoqué par les versets biblique «le trésor de la fille du roi est à l’intérieur», s’impose à toute femme dès lors qu’elle prend un époux, selon une coutume que l’on peut également observer dans le monde gréco-romain.

La femme «nubile» (un mot formé à partir de nubes, le voile, le nuage) était littéralement celle qui était en âge de se voiler, c’est-à-dire de se marier, puisqu’une fois épousée, elle devait se couvrir la tête. Son changement de statut était entériné, au cours du mariage, par un rituel au cours duquel elle voilait et dévoilait son visage, selon le jeu de «découvrement-recouvrement» que l’on retrouve dans le mariage juif orthodoxe avec la même signification : réserver le spectacle de la chevelure à l’époux, dans le strict cadre de l’intimité conjugale. Est-ce parce qu’exhiber ses cheveux, c’est lever une partie du mystère de son sexe, en révélant la couleur, voire l’épaisseur de la toison ? Ou par superstition, en vertu du principe rabbinique énonçant : «Maudit soit l’homme qui laisse les cheveux de son épouse être vus, une femme qui expose ses cheveux apporte la pauvreté» ?

Dans les siècles ayant précédé notre ère, les femmes juives sortaient fréquemment dans la rue, la tête enfouie sous une couverture, ne laissant paraître qu’un œil, comme le rapporte le professeur de littérature biblique Menahem M. Brayer. Aujourd’hui encore, les femmes juives ultrareligieuses sont voilées ; certaines, notamment dans les communautés Haredim d’Israël, du Canada et des États-Unis, portent même la frumka, un long manteau noir ressemblant étrangement à la burqa saoudienne. Ce fut ensuite au tour du christianisme, et singulièrement de l’apôtre Paul, d’inviter les femmes à la bienséance dans la Première épitre aux Corinthiens:« Toute femme qui prie ou prophétise, le chef découvert, fait affront à son chef, c’est exactement comme si elle était tondue. Si donc une femme ne met pas le voile, alors qu’elle se coupe les cheveux2!» Ce que Saint Paul souligne ici, ce n’est pas tant l’érotisation de la chevelure que la soumission symbolisée par le voile, comme l’indique la suite:« L’homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image et le reflet de Dieu ; quant à la femme, elle est le reflet de l’homme. Ce n’est pas l’homme en effet qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme et ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été crée pour la femme mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion.» Le voile est donc bien, pour l’apôtre, le signe de la subordination de le femme à l’autorité supérieure de l’époux.

Si Paul ne souligne pas explicitement le caractère démoniaque de la chevelure, un autre père de l’église, l’évêque Cyprien de carthage, la condamne vigoureusement dans un texe intitulé De la conduite des vierges, datant du IIIe siècle de notre ère:«Lorsque vous vous coiffez superbement et, que, paraissant ainsi en public, vous attirez sur vous les yeux et les soupirs de toute la jeunesse et que vous allumez dans leur coeur le feu de l’amour […] vous êtes plus dangereuse que le fer et le poison.» Comment, dès lors, «prétendre que vous êtes chaste d’esprit3» ?

La messe est dite : si la femme est tenue à la pudeur, c’est qu’elle doit avoir honte d’appartenir au sexe maudit et d’attiser la concupiscence masculine, ce que confirme ce propos de l’influent théologien carthaginois Tertullien, dans un texte de la même époque intitulé Du voile des vierges : « Femme, tu devrais toujours porter le deuil, être couverte de haillons et abîmée dans le pénitence, afin de racheter la faute d’avoir perdu le genre humain4

La coutume du voile renvoie donc sans ambiguïté à la culpabilité fémine. Elle a étonnament perduré dans l’Europe méditéranéenne, où les Siciliennes, les Espagnoles, les Portuguaises, les Sardes, les Corses et les Grecques ont longtemps porté le foulard noir, de même que les femmes appartenant à certaines sectes chrétiennes, notamment les Amish et les Ménnonites. On l’a peut-être oublié, les chrétiennes ne sont autorisées à pénétrer la tête nue dans les églises que depuis le concile Vatican II (1964), où elles obtinrent le droit d’abandonner la voilette, la mantille ou le fichu.

Mais c’est aujourd’hui dans l’aire islamique que cette pratique se perpétue, voire se durcit, au point de devenir un enjeu politique majeur, aussi bien dans le monde arabe que dans les démocraties occidentales comme la France, où de port du foulard, de la burka ou du burkini, vient heurter les valeurs républicaines de laïcité et d’égalité des sexes.

À l’origine, il s’agissait d’une prescription coranique ayant pour but de protéger les femmes contre ( ce que l’on appelait pas encore) le harcèlement sexuel : «Ô prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des Croyants de serrer sur elle leur voiles. Cela sera le plus simple moyen qu’elles soient reconnues et ne soient point offensées5», dit la sourate 24.

Au fil du temps, le voile s’est chargé de nouvelles significations, jusqu’à devenir aujourd’hui – et c’est ce qui le rend si difficile à étudier – un vêtement polysémique. Il ne traduit plus seulement une vision idéologique des rapports de sexe, mais également une radicalisation religieuse (symbolisée par le passage du hijab au nikab , puit à la burka), tout autant qu’une «islamisation de la radicalité6». Des phénomènes complexes que le contexte des attentats terroristes contribue aujourd’hui à brouiller encore davantage, d’autant que le discours islamophobe porté par l’extrême droite se plaît à hystériser les peurs.

Ce qui transcende les époques , en revanche, c’est le caractère paradoxal du symbole : en visant à désérotiser les femmes, les jeunes filles, et parfois même les fillettes, le voile ne fait au contraire que les surérotiser, puisque l’érotisme naît, précisément de l’interdit, de l’équivoque du visible et de l’invisible, de l’échancrure, du trouble général parce que l’on ne montre pas. Forcer les femmes à se dissimuler des pieds à la tête, c’est érotiser chaque parcelle de leur corps, coudes et genoux compris, c’est doter chaque centimètre de peau dérobé à la vue d’un irrésistible pouvoir d’attraction, bref c’est faire de la femme non pas une personne, mais un objet sexuel, un corps-sexe, un corps entièrement sexualisé, intégralement défini par le regard désirant des hommes.

Le voile voudrait rendre les femmes invisibles, il ne fait que les hypervisibiliser en accroissant le curiosité et le concupissance masculines. «Impossible d’ignorer les regards insistants, accrocheurs, des hommes dans les pays musulmans, écrit la romancière iranienne Chahdortt Djavann dans Bas les voiles ! Le regard salace, le regard illicite, le regard aux aguets, le regard qui pénètre le voile. Et les filles réprimandées, car, malgré leur voile, leur corps dissimulé, elles ont attiré les regards illicites5

Pourquoi est-il si grave de déroger à la pudeur ? La romancière l’explique très bien : l’honneur sexuel de l’homme (Nâmous), ainsi que le zèle viril qu’il met à le préserver (Qeyrat) dépendent entièrement de la pudeur (Hojb) et de la honte (Hayâ) de sa mère, de sa femme, de sa sœur et de sa fille. «Plus une femme est honteuse et pudique, plus son père, ses frères, son mari ont de l’honneur et du zèle. Autrement dit, la construction de l’identité masculine chez les musulmans est tributaire de la pudeur et de la honte de la femme.» Être vertueuse, c’est être invisible. La femme non voilée, ou qui laisse dépasser une «mèche de cheveux subversive», «peut ébranler l’édifice de l’identité masculine.» Voilà pourquoi certains musulmans sont si intransigeants face à l’obligation faite à la femme de se couvrir.

1 : Delphine Horwilleur, En tenue d’Ève : féminin, pudeur et Judaïsme, op. Cit.

2 :1 Co, 11, 4-6

3 : Saint Cyprient de Carthage, De la conduite des vierges, traduites par Monsieur Lambert, avec des remarques, une nouvelle vie de saint Cyprien tirée de ses écrits et une table des matières, Paris, 1672

4 : Tertullien, De virginibus velandis, Du voile des vierges, Paris, Cerf, 1997

5 : Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, op. Cit.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 147-151

Coercitions et système social; Laborit.

Je ne suis pas loin de croire que nous entrons dans une ère où il ne sera plus possible d’être heureux seul où à quelques-uns. Nous entrons dans une ère où toutes les « valeurs » anciennes établies pour favoriser la dominance hiérarchique doivent s’effondrer. Les règles morales, les lois, le travail, la propriété, tous ces règlements de manœuvre qui sentent la caserne ou le camp de concentration que de l’inconscience de l’homme ayant abouti à des structures socio-économiques imparfaites, où les dominances ont besoins de la police, de l’armée et de l’État pour se maintenir en place. Aussi longtemps que la coercition, toutes les coercitions persisteront, elle seront la preuve de l’imperfection du système social qui en a besoin pour subsister. Tant que des hommes voudront imposer leur vérité aux autres hommes, on ne sortira pas de l’inquisition, des procès staliniens, des morales, des polices, de la torture et de l’avilissement du cerveau humain par les préjugés les plus attristants dans l’inconscience de ses motivations préhominiennes.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg 325-326

La culture du viol-2 ; Gazalé

Si les agressions sexuelles sont aujourd’hui très sévèrement condamnées chez nous, cela ne doit pas faire oublier tous les lieux, notamment certains pays musulmans, où c’est au contraire la victime du viol, même s’il s’agit d’une fillette, qui encourt le bannissement, les coups et la lapidation. Le viol la tue littéralement1. C’est la raison pour laquelle, comme au Moyen Âge, les femmes se taisent : elles ont peur d’être assassinées par leur propre famille si on apprend leur déshonneur.

Car ce qui se joue dans le viol ne concerne pas seuleument celle qui est meurtrie dans sa chair, mais également l’ensemble de sa famille et de son clan. Le viol bien au-delà de sa proie, ce qui en fait, depuis toujours, une arme de guerre particulièrement efficace. La conquête militaire d’un village s’est toujours à peu près accompagnée de l’appropriation collective du corps des femmes du camp des vaincus. Il ne suffit pas de massacrer ces derniers, de les assiéger, il faut aussi profaner le ventre de leur épouses, de leurs sœurs et de leurs filles. Le sexe des femmes a toujours été un enjeu essentiel de la relation ami/ennemi.

En vertu de la théorie aristoélicienne de l’homoncule, évoquée plus haut, qui veut que la semence du père soit considérée comme seule porteuse de l’identité du fils – la femme n’étant qu’un réceptacle passif – engrosser la femme de l’ennemi, c’est nourrir le fantasme d’éteindre sa descendance. Cela passe par le corps des femmes, mais cela vise la prochaine génération des hommes.

Le viol a ainsi une fonction politique : engrosser les femmes de l’ennemi est la meilleure façon d’éteindre son empire et d’anéantir la lignée d’en face. C’est donc un crime contre la filiation, le meurtre symbolique de la communauté, l’extension du domaine de la folie génocidaire. Quand tout commence et tout fini dans le ventre des femmes…

Ces dernières décennies ton été manquées par une multiplication des théầtres militaires saccagés par le viol de guerre systématique, notamment au Vietnam, au Rwanda, en Bosnie, en Centrafrique et au Soudan du sud. C’est aujourd’hui le tour de la Syrie d’être dévastée par cette «arme de destruction massive2». La menace vient de tout les côtés à la fois. Contrairement à ce que le silence des victimes pourrait laisser croire, il n’y a pas que les hommes de Daech qui se livre à la barbarie sexuelle : le régime de Damas lui-même orchestre une politique le viol de masse, dans des conditions d’extrême cruauté2.

Les femmes violées par dizaine de milliers sont dignes et discrètes, mais les sévices sexuels pourraient bien être l’une des causes les plus douloureuses de la phénoménale migration de ces dernières années. Une grandes majorité des demandes d’asile provient en effet aujourd’hui de femmes et d’enfants. D’après le témoignage de certains rescapés, dans les centres de détention des services secrets de Bachar el-Assad, outre le viol à répétition, les femmes sont fouettées avec des câbles d’acier, brûlées à la cigarette, tailladées au rasoir, quand on ne leur enfonce pas un bâton électrique dans le vagin ou l’anus. Elles seraient plus de 50 000 à avoir subi ce traitement dans les geôles d’Assad depuis le début de la révolution3. Et quand elles en sortent, traumatisées et psychiquement détruites, c’est bien le crime d’honneur qui les attend, à moins qu’elles soient enlevées par des terroristes et vendues, nues, sur les marchés aux esclaves de Racca ou de Mossoul ou aux enchères sur internet. Le sort réservé aux hommes n’étant guère plus enviable, on comprend que ces hordes de familles terrorrisées préfèrent encore risquer de mourir en mer sur des embarcations de fortune pour aller s’entasser dans des camps de réfugiés insalubres.

On aimerait pouvoir se dire que cette brutalité ne concerne que les États criminels, et que, dans les démocraties occidentales, les militaires et autres représentants de l’ordre se comportent toujours de manière exemplaire. Mais on sait que les casques bleu de l’ONU, par exemple, ne sont pas toujours un exemple de vertu. Un ouvrage récent vient ternir jusqu’à l’image héroïque et sanctifiée du soldat américain en révélant un aspect peu connu de la Libération. Dans un livre intitulé What soldiers do. Sex and the american GI in the World War II France, l’historienne Mary Louise Robert4, après avoir étudié les archives des rapports de police de plusieurs ville où stationnaient des GI après le débarquement, en a révélé la face cachée. À Reims, Cherbourg, Caen, Brest ou au Havre, les soldats américains ont commis de nombreux viols. Il faut dire que pour les envoyer sur le terrain, le quotidien de l’armée, Stars and stripes, leur avait présenté la France comme une sorte de vaste bordel à ciel ouvert en multipliant les photos de baisers fougueux de GI enlaçant de jeunes Parisiennes sur fond de tour Eiffel argentée.

Dans l’imaginaire militaire, fortement érotisé, la capitale est une belle femme, «seule depuis quatre ans», en dette vis-à-vis de son allié américain. Du coup, la prostituée paraît un peu présomptueuse de monnayer ses charmes ; anyway, les maisons closes affichent complet du matin au soir. C’est donc bénévolement, et plein de gratitude, que la Française doit s’offrir, n’importe où et le plus souvent dans la rue. Il ne faut y voir qu’un juste retour des choses. Encore une fois, tout se passe comme si les hommes n’exerçaient là rien d’autre que leur droit le plus légitime à s’emparer de force du corps des femmes : elles leur sont tellement redevables.

1 : Mukthar Mai, Déshonorée, avec la collaboration de Marie-Thérèse Cuny, Paris, Oh Édition, 2005

2 : Annick Cojean, «Le viol, arme de destruction massive en Syrie», Le Monde, 4 mars 2014

3 : D’après ce qu’affirme au Monde Abdel Karim Rihaoui, président de la ligue syrienne des droits de l’homme.

4 : Mary Louise Robert, What soldiers do. Sex and the american GI in the World War II France, Chicago University of Chicago Press, 2013. Voir aussi l’ouvrage du criminologue américain Robert J. Lilly, La face cachée des GI. Les viols commis par les soldats américains en France, an Angleterre et en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, trad. De l’anglais par Benjamin et Julien, Paris, Payot, 2003.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 90-93

Nouveau sens du mot « Politique » ; Laborit

Mais il faut s’entendre sur le sens à donner au terme « politique ». Nous n’avons pas l’intention de le réduire au sens où il est généralement entendu de nos jours quand quelqu’un vous dit : « Vous savez moi je ne fais pas de politique. » Il ne s’agit pas d’adhérer ou non aux idées défendues par un parti, encore moins d’accepter ou de critiquer l’action d’un homme politique. Mais il s’agit par contre d’apprendre à connaître les bases générale du comportement de l’homme en situation sociale, les causes qui ont abouti à la structure présente de ses sociétés, les rapports économiques et culturels existants entre elles, et leurs mécanismes. Pour aller jusqu’au paradoxe, je serais tenté de dire que biologie et politique devraient être à peu près synonymes. Il s’agit donc de faire de la politique une science qui ne serait pas uniquement langagière, et dont les modèles conceptuels seraient suffisamment ouverts sur toutes les disciplines scientifiques contemporaines pour que l’expérimentation, lorsqu’elle est faite, ne risque pas d’aboutir, comme ce fut le cas jusqu’ici, à l’échec.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg 325-326