Si les agressions sexuelles sont aujourd’hui très sévèrement condamnées chez nous, cela ne doit pas faire oublier tous les lieux, notamment certains pays musulmans, où c’est au contraire la victime du viol, même s’il s’agit d’une fillette, qui encourt le bannissement, les coups et la lapidation. Le viol la tue littéralement1. C’est la raison pour laquelle, comme au Moyen Âge, les femmes se taisent : elles ont peur d’être assassinées par leur propre famille si on apprend leur déshonneur.
Car ce qui se joue dans le viol ne concerne pas seuleument celle qui est meurtrie dans sa chair, mais également l’ensemble de sa famille et de son clan. Le viol bien au-delà de sa proie, ce qui en fait, depuis toujours, une arme de guerre particulièrement efficace. La conquête militaire d’un village s’est toujours à peu près accompagnée de l’appropriation collective du corps des femmes du camp des vaincus. Il ne suffit pas de massacrer ces derniers, de les assiéger, il faut aussi profaner le ventre de leur épouses, de leurs sœurs et de leurs filles. Le sexe des femmes a toujours été un enjeu essentiel de la relation ami/ennemi.
En vertu de la théorie aristoélicienne de l’homoncule, évoquée plus haut, qui veut que la semence du père soit considérée comme seule porteuse de l’identité du fils – la femme n’étant qu’un réceptacle passif – engrosser la femme de l’ennemi, c’est nourrir le fantasme d’éteindre sa descendance. Cela passe par le corps des femmes, mais cela vise la prochaine génération des hommes.
Le viol a ainsi une fonction politique : engrosser les femmes de l’ennemi est la meilleure façon d’éteindre son empire et d’anéantir la lignée d’en face. C’est donc un crime contre la filiation, le meurtre symbolique de la communauté, l’extension du domaine de la folie génocidaire. Quand tout commence et tout fini dans le ventre des femmes…
Ces dernières décennies ton été manquées par une multiplication des théầtres militaires saccagés par le viol de guerre systématique, notamment au Vietnam, au Rwanda, en Bosnie, en Centrafrique et au Soudan du sud. C’est aujourd’hui le tour de la Syrie d’être dévastée par cette «arme de destruction massive2». La menace vient de tout les côtés à la fois. Contrairement à ce que le silence des victimes pourrait laisser croire, il n’y a pas que les hommes de Daech qui se livre à la barbarie sexuelle : le régime de Damas lui-même orchestre une politique le viol de masse, dans des conditions d’extrême cruauté2.
Les femmes violées par dizaine de milliers sont dignes et discrètes, mais les sévices sexuels pourraient bien être l’une des causes les plus douloureuses de la phénoménale migration de ces dernières années. Une grandes majorité des demandes d’asile provient en effet aujourd’hui de femmes et d’enfants. D’après le témoignage de certains rescapés, dans les centres de détention des services secrets de Bachar el-Assad, outre le viol à répétition, les femmes sont fouettées avec des câbles d’acier, brûlées à la cigarette, tailladées au rasoir, quand on ne leur enfonce pas un bâton électrique dans le vagin ou l’anus. Elles seraient plus de 50 000 à avoir subi ce traitement dans les geôles d’Assad depuis le début de la révolution3. Et quand elles en sortent, traumatisées et psychiquement détruites, c’est bien le crime d’honneur qui les attend, à moins qu’elles soient enlevées par des terroristes et vendues, nues, sur les marchés aux esclaves de Racca ou de Mossoul ou aux enchères sur internet. Le sort réservé aux hommes n’étant guère plus enviable, on comprend que ces hordes de familles terrorrisées préfèrent encore risquer de mourir en mer sur des embarcations de fortune pour aller s’entasser dans des camps de réfugiés insalubres.
On aimerait pouvoir se dire que cette brutalité ne concerne que les États criminels, et que, dans les démocraties occidentales, les militaires et autres représentants de l’ordre se comportent toujours de manière exemplaire. Mais on sait que les casques bleu de l’ONU, par exemple, ne sont pas toujours un exemple de vertu. Un ouvrage récent vient ternir jusqu’à l’image héroïque et sanctifiée du soldat américain en révélant un aspect peu connu de la Libération. Dans un livre intitulé What soldiers do. Sex and the american GI in the World War II France, l’historienne Mary Louise Robert4, après avoir étudié les archives des rapports de police de plusieurs ville où stationnaient des GI après le débarquement, en a révélé la face cachée. À Reims, Cherbourg, Caen, Brest ou au Havre, les soldats américains ont commis de nombreux viols. Il faut dire que pour les envoyer sur le terrain, le quotidien de l’armée, Stars and stripes, leur avait présenté la France comme une sorte de vaste bordel à ciel ouvert en multipliant les photos de baisers fougueux de GI enlaçant de jeunes Parisiennes sur fond de tour Eiffel argentée.
Dans l’imaginaire militaire, fortement érotisé, la capitale est une belle femme, «seule depuis quatre ans», en dette vis-à-vis de son allié américain. Du coup, la prostituée paraît un peu présomptueuse de monnayer ses charmes ; anyway, les maisons closes affichent complet du matin au soir. C’est donc bénévolement, et plein de gratitude, que la Française doit s’offrir, n’importe où et le plus souvent dans la rue. Il ne faut y voir qu’un juste retour des choses. Encore une fois, tout se passe comme si les hommes n’exerçaient là rien d’autre que leur droit le plus légitime à s’emparer de force du corps des femmes : elles leur sont tellement redevables.
1 : Mukthar Mai, Déshonorée, avec la collaboration de Marie-Thérèse Cuny, Paris, Oh Édition, 2005
2 : Annick Cojean, «Le viol, arme de destruction massive en Syrie», Le Monde, 4 mars 2014
3 : D’après ce qu’affirme au Monde Abdel Karim Rihaoui, président de la ligue syrienne des droits de l’homme.
4 : Mary Louise Robert, What soldiers do. Sex and the american GI in the World War II France, Chicago University of Chicago Press, 2013. Voir aussi l’ouvrage du criminologue américain Robert J. Lilly, La face cachée des GI. Les viols commis par les soldats américains en France, an Angleterre et en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, trad. De l’anglais par Benjamin et Julien, Paris, Payot, 2003.
Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 90-93