Le voile ; Gazalé

L’usage du voile est déjà attesté des milliers d’années avant l’apparition de l’Islam, chez les peuples sémitiques, ancêtres des Phéniciens, des Cananéens, des Hébreux et des Arabes. La tradition s’observe ensuite dans la religion juive, qui assimile l’exhibition de la chevelure à la nudité et exhorte les femmes à la modestie. Comme l’indique la rabbin Delphine Horwilleur dans En tenue d’Ève1, le devoir de pudeur invoqué par les versets biblique «le trésor de la fille du roi est à l’intérieur», s’impose à toute femme dès lors qu’elle prend un époux, selon une coutume que l’on peut également observer dans le monde gréco-romain.

La femme «nubile» (un mot formé à partir de nubes, le voile, le nuage) était littéralement celle qui était en âge de se voiler, c’est-à-dire de se marier, puisqu’une fois épousée, elle devait se couvrir la tête. Son changement de statut était entériné, au cours du mariage, par un rituel au cours duquel elle voilait et dévoilait son visage, selon le jeu de «découvrement-recouvrement» que l’on retrouve dans le mariage juif orthodoxe avec la même signification : réserver le spectacle de la chevelure à l’époux, dans le strict cadre de l’intimité conjugale. Est-ce parce qu’exhiber ses cheveux, c’est lever une partie du mystère de son sexe, en révélant la couleur, voire l’épaisseur de la toison ? Ou par superstition, en vertu du principe rabbinique énonçant : «Maudit soit l’homme qui laisse les cheveux de son épouse être vus, une femme qui expose ses cheveux apporte la pauvreté» ?

Dans les siècles ayant précédé notre ère, les femmes juives sortaient fréquemment dans la rue, la tête enfouie sous une couverture, ne laissant paraître qu’un œil, comme le rapporte le professeur de littérature biblique Menahem M. Brayer. Aujourd’hui encore, les femmes juives ultrareligieuses sont voilées ; certaines, notamment dans les communautés Haredim d’Israël, du Canada et des États-Unis, portent même la frumka, un long manteau noir ressemblant étrangement à la burqa saoudienne. Ce fut ensuite au tour du christianisme, et singulièrement de l’apôtre Paul, d’inviter les femmes à la bienséance dans la Première épitre aux Corinthiens:« Toute femme qui prie ou prophétise, le chef découvert, fait affront à son chef, c’est exactement comme si elle était tondue. Si donc une femme ne met pas le voile, alors qu’elle se coupe les cheveux2!» Ce que Saint Paul souligne ici, ce n’est pas tant l’érotisation de la chevelure que la soumission symbolisée par le voile, comme l’indique la suite:« L’homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image et le reflet de Dieu ; quant à la femme, elle est le reflet de l’homme. Ce n’est pas l’homme en effet qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme et ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été crée pour la femme mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion.» Le voile est donc bien, pour l’apôtre, le signe de la subordination de le femme à l’autorité supérieure de l’époux.

Si Paul ne souligne pas explicitement le caractère démoniaque de la chevelure, un autre père de l’église, l’évêque Cyprien de carthage, la condamne vigoureusement dans un texe intitulé De la conduite des vierges, datant du IIIe siècle de notre ère:«Lorsque vous vous coiffez superbement et, que, paraissant ainsi en public, vous attirez sur vous les yeux et les soupirs de toute la jeunesse et que vous allumez dans leur coeur le feu de l’amour […] vous êtes plus dangereuse que le fer et le poison.» Comment, dès lors, «prétendre que vous êtes chaste d’esprit3» ?

La messe est dite : si la femme est tenue à la pudeur, c’est qu’elle doit avoir honte d’appartenir au sexe maudit et d’attiser la concupiscence masculine, ce que confirme ce propos de l’influent théologien carthaginois Tertullien, dans un texte de la même époque intitulé Du voile des vierges : « Femme, tu devrais toujours porter le deuil, être couverte de haillons et abîmée dans le pénitence, afin de racheter la faute d’avoir perdu le genre humain4

La coutume du voile renvoie donc sans ambiguïté à la culpabilité fémine. Elle a étonnament perduré dans l’Europe méditéranéenne, où les Siciliennes, les Espagnoles, les Portuguaises, les Sardes, les Corses et les Grecques ont longtemps porté le foulard noir, de même que les femmes appartenant à certaines sectes chrétiennes, notamment les Amish et les Ménnonites. On l’a peut-être oublié, les chrétiennes ne sont autorisées à pénétrer la tête nue dans les églises que depuis le concile Vatican II (1964), où elles obtinrent le droit d’abandonner la voilette, la mantille ou le fichu.

Mais c’est aujourd’hui dans l’aire islamique que cette pratique se perpétue, voire se durcit, au point de devenir un enjeu politique majeur, aussi bien dans le monde arabe que dans les démocraties occidentales comme la France, où de port du foulard, de la burka ou du burkini, vient heurter les valeurs républicaines de laïcité et d’égalité des sexes.

À l’origine, il s’agissait d’une prescription coranique ayant pour but de protéger les femmes contre ( ce que l’on appelait pas encore) le harcèlement sexuel : «Ô prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des Croyants de serrer sur elle leur voiles. Cela sera le plus simple moyen qu’elles soient reconnues et ne soient point offensées5», dit la sourate 24.

Au fil du temps, le voile s’est chargé de nouvelles significations, jusqu’à devenir aujourd’hui – et c’est ce qui le rend si difficile à étudier – un vêtement polysémique. Il ne traduit plus seulement une vision idéologique des rapports de sexe, mais également une radicalisation religieuse (symbolisée par le passage du hijab au nikab , puit à la burka), tout autant qu’une «islamisation de la radicalité6». Des phénomènes complexes que le contexte des attentats terroristes contribue aujourd’hui à brouiller encore davantage, d’autant que le discours islamophobe porté par l’extrême droite se plaît à hystériser les peurs.

Ce qui transcende les époques , en revanche, c’est le caractère paradoxal du symbole : en visant à désérotiser les femmes, les jeunes filles, et parfois même les fillettes, le voile ne fait au contraire que les surérotiser, puisque l’érotisme naît, précisément de l’interdit, de l’équivoque du visible et de l’invisible, de l’échancrure, du trouble général parce que l’on ne montre pas. Forcer les femmes à se dissimuler des pieds à la tête, c’est érotiser chaque parcelle de leur corps, coudes et genoux compris, c’est doter chaque centimètre de peau dérobé à la vue d’un irrésistible pouvoir d’attraction, bref c’est faire de la femme non pas une personne, mais un objet sexuel, un corps-sexe, un corps entièrement sexualisé, intégralement défini par le regard désirant des hommes.

Le voile voudrait rendre les femmes invisibles, il ne fait que les hypervisibiliser en accroissant le curiosité et le concupissance masculines. «Impossible d’ignorer les regards insistants, accrocheurs, des hommes dans les pays musulmans, écrit la romancière iranienne Chahdortt Djavann dans Bas les voiles ! Le regard salace, le regard illicite, le regard aux aguets, le regard qui pénètre le voile. Et les filles réprimandées, car, malgré leur voile, leur corps dissimulé, elles ont attiré les regards illicites5

Pourquoi est-il si grave de déroger à la pudeur ? La romancière l’explique très bien : l’honneur sexuel de l’homme (Nâmous), ainsi que le zèle viril qu’il met à le préserver (Qeyrat) dépendent entièrement de la pudeur (Hojb) et de la honte (Hayâ) de sa mère, de sa femme, de sa sœur et de sa fille. «Plus une femme est honteuse et pudique, plus son père, ses frères, son mari ont de l’honneur et du zèle. Autrement dit, la construction de l’identité masculine chez les musulmans est tributaire de la pudeur et de la honte de la femme.» Être vertueuse, c’est être invisible. La femme non voilée, ou qui laisse dépasser une «mèche de cheveux subversive», «peut ébranler l’édifice de l’identité masculine.» Voilà pourquoi certains musulmans sont si intransigeants face à l’obligation faite à la femme de se couvrir.

1 : Delphine Horwilleur, En tenue d’Ève : féminin, pudeur et Judaïsme, op. Cit.

2 :1 Co, 11, 4-6

3 : Saint Cyprient de Carthage, De la conduite des vierges, traduites par Monsieur Lambert, avec des remarques, une nouvelle vie de saint Cyprien tirée de ses écrits et une table des matières, Paris, 1672

4 : Tertullien, De virginibus velandis, Du voile des vierges, Paris, Cerf, 1997

5 : Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, op. Cit.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 147-151

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