Recycler indéfiniment ? ; Bihouix

Bien sûr, il y a une autre différence entre l’énergie et les métaux : ceux-ci, une fois extraits, ne sont pas perdus comme les énergies fossiles parties en fumée. Il suffirait donc de les recycler indéfiniment, une fois extraite la quantité adéquate (mais laquelle?) de métaux nécessaires à notre société. Même si, en réalité, en vertu du second principe de la thermodynamique, on en dissipe toujours un peu, que ce soit au moment du recyclage lui-même (la perte au feu) ou pendant l’usage (la pièce de monnaie qui s’use imperceptiblement au fil du temps, car «le fer et le cuivre se vont usant et consumant par le seul attouchement des mains de l’homme1»).

Malheureusement, il existe des limites physiques, techniques et sociétales au recyclage dans un monde aussi technicisé que le nôtre. D’abord, certains matériaux, comme les polymères thermodurcissables (polyuréthanes par exemple), ne peuvent tout simplement pas être refondus. D’autres, comme les emballages alimentaires ou médicaux, sont souillés et inexploitables.

Ensuite, la complexité des produits, des composants (dizaines de métaux différents dans un téléphone portable ou un ordinateur) et des matières (milliers d’alliages métalliques différents, mélanges de plastiques et d’additifs, matériaux composites) nous empêche d’identifier, de séparer et de récupérer facilement les matières premières. Ainsi du nickel, pourtant facilement repérable (aciers inoxydables) et assez coûteux, qui n’est recyclé correctement qu’à 55 %. 15 % sont bien captés et recyclés, mais perdus «fonctionnelement» ou avec «dégradation de l’usage» car ils ont été noyés dans de l’acier cabone bas de gamme, tandis que 35 % sont égarés entre mise en décharge et incinération. En trois cycles d’utilisation, on perd donc de l’ordre de 80 % de la ressource. Et il s’agit d’un métal plutôt bien recyclé, le pourcentage de récupération ne dépassant pas 25 % pour la plupart des «petits» métaux.

Enfin, pour une part non négligeable, les métaux font également l’objet d’usages dispersifs, donc non recyclables. Ils sont utilisés comme pigments dans les encres et les peintures, comme fertilisants, additifs dans les verres et les plastiques, pesticides (cfr figure)… On touche parfois dans ce domaine à l’absurde, jusqu’à utiliser de l’argent – aux propriétés antibactériennes – sous forme nanométrique dans les chaussettes, comme technologie anti-odeurs !

Perte par dispersion (à la source), perte mécanique (la boîte de conserve, l’agrafe et le stylo partis en décharge), perte fonctionnelle (par recyclage inéfficace), perte entropique (marginale) : tel est notre destin, le cercle vertueux du recyclage est percé de partout et à chaque «cycle» de consommation on perd de manière définitive une partie des ressources. On n’ira pas gratter la peinture anticorrosion à l’étain et au cuivre sur les vieux bateaux. On n’ira pas ramasser, sur le bitume des autoroutes, les particules de zinc, de cobalt (usure des pneus) ou de platine (faibles rejets des pots catalytiques). Et on ne sait pas récupérer tous les métaux présents, en quantité infimes, sur une carte électronique.

Monter les taux de recyclage est donc une affaire très compliquée, qui ne se limite pas à la faculté de collecter les produits en fin de vie et de les intégrer dans une chaîne de traitement. Dans de nombleux cas, il sera nécessaire de revoir en profondeur la conception même des objets, tant pour les composants utilisés – la carte électronique avec des dizaines de métaux présents – que pour les matières premières même : mélanges de composés organiques et minéraux, comme dans la plupart des plastiques, objets imprimés comme les boîtes de conserve…

1:Plutarque, Oeuvres morales, comment il faut nourrir les enfants, traduction Jacques Amyot.

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 68-71

Aventure du développement énergétique ; Bihouix

Commence la grande aventure de la révolution industrielle et du développement des forces productives, l’Angleterre qui exporte son charbon dans le monde entier, les corons du Nord, puis viennent les temps du pétrole, du gaz, enfin de l’hydroélectricité et du nucléaire… Grave simplification due à notre représentation collective d’un progrès technique forcément linéaire, car nous sommes en fait jamais sortis de l’âge du charbon. Depuis la première tonne extraite, la production et la consommation mondiales ont toujours augmenté , crise ou non : nous en sommes à une production de près de 7,7 milliards de tonnes par an en 2011 (charbon et lignite), ce qui fait du charbon la deuxième source d’énergie consommée (3,7 milliards de tonnes équivalent pétrole ou Gtep), juste après le pétrole (4,1 Gtep) et avant le gaz naturel (2,9 Gtep). Parmi les principaux pays consommateurs, on trouve, à côté de la Chine, des pays high tech comme les États-Unis et l’Allemagne.

Le pétrole n’est donc pas venu résoudre une pénurie de charbon, mais plutôt de baleine ! À la fin du XIXe siècle (l’exploitation du pétrole démarre en Pennsylvanie en 1859), une bonne partie de l’éclairage domestique, mais également publique, fonctionne encore à l’huile de baleine ou de cachalot. Moby Dick et ses amis rendent alors leur dernier souffle, car là aussi des innovations techniques et l’acharnement des capitaines Achab font des ravages : propulsion à vapeur et canon lance-harpons ont entraîné la quasi-extinction des baleines franches et des cachalots. Les rorquals, encore nombreux, sont jusque-là inaccessibles, car ils sont plus rapides et surtout coulent à pic après leur mort (mais ils connaîtront bientôt le même sort dans les premières décennies du XXe siècle grâce à d’autres innovations dans la pêche)1. Le pétrole est donc utilisé comme une huile, dont la production est plutôt artisanale : 30 000 puits en quelque sorte familiaux, requérant peu de moyens et d’investissements, produisent de l’ordre d’1 baril /jour chacun… Mais une nuit le l’hiver 1901, un puits éruptif, le gusher de Spindletop (Texas), triple brusquement l’ensemble de la production pétrolière aux États-Unis, il fallait trouver rapidement quelques débouchés… Le pétrole fut utilisé en partie pour la production électrique, mais ce fut surtout le déploiement vertigineux du moteur à explosion – en particulier à partir de 1908 avec le lancement du fameux modèle Ford T- qui permit de trouver un débouché à ce pétrole abondant et bon marché.

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 30-32

Les cinq sexes; Gazalé

-Chacun de nous a, en réalité, non pas un, mais cinq sexes (chromosomique, hormonal, anatomique, social et psychologique).

– Nous ne sommes ni homme, ni femme, pendant les six ou sept premières semaines de notre vie intra-utérine. Nos organes génitaux sont sexuellement indifférenciés. Tout embryon possède, au départ, un système reproducteur androgyne, constitué de gonades, lequelles pourront de développer ultérieurement, soit en testicules, soit en ovaires, et de deux canaux reproductifs, un mâle (le canal de Müller1) et un femelle (le canal de Wolff2), dont un finira par avoir raison de l’autre. Nous sommes donc tous, originellement hermaphrodites.

Observons très sommairement le processus de différenciation sexuelle, tel qu’il s’opère durant la grossesse. Un premier sexe apparaît, le sexi chromosomique, ou génétique : certains embryons sont porteurs d’une paire de chromosomes XX, les autres d’une paire de chromosomes XY. Durant les toutes premières semaines de gestation, chez les XY, la composante «virile», Y est inactive, et le chromosome X fonctionne en quelque sorte tout seul. Ce n’est qu’entre la sixième et la douzième semaine que va s’opérer la différenciation sexuelle. Y entre alors en jeux et active un gène surpuissant : le SRY3. Celui-ci va informer le deuxième sexe, ou sexe hormonal, qui lui-même va déterminer le troisième sexe, ou le sexe anatomique en déclenchant, en cascade, toute une série de processus. Chez les XX, qui n’ont pas ce gène, les gonades deviennent des ovaires, le canal de Müller évolue en appareil reproducteur féminin et le canal de Wolff se résorbe petit à petit. C’est, en quelque sorte, le dévoloppement par défaut. Au contraire, chez les XY, l’action de Y transforme les gonades en testicules, qui sécrètent de la testostérone, laquelle stimule le canal de Wolff et l’atrophie de celui de Müller.

L’explication la plus parlante que j’aie lue de cette différenciation des sexes, je l’ai trouvée dans le romant Middlesex de Jeffrey Eugenides, qui raconte l’histoire vraie d’une jeune fille, Calie, qui découvre fortuitement, à l’âge de 15 ans, que, pour le corps médical, elle est un garçon. Et un garçon malade, souffrant du «syndrome du déficit en 5 alpha-réductase de type 2». Un cas très rare, d’autant que son pédiatre n’avait jamais rien remarqué d’anormal : elle présentait un «sexe de fille» qui cachait en réalité, des testicules. Personne n’avait rien vu, Calie avait grandi en ravissante poupée aux cheveux longs. Le spécialiste de l’hermaphrodisme qui la prend alors en charge, le professeur Peter Luce4, va lui expliquer comment l’intersexuation est possible ; pour cela, il commence par lui révéler l’androgynie primitive de la vie intra-utérine. «Ce que je suis en train de dessiner, commença-t-il, sont les structures génitales du fœtus. En d’autres termes, voilà à quoi ressemblent les parties génitales d’un bébé dans l’utérus, dans les premières semaines qui suivent la conception. Mâle ou femelle, c’est pareil. Ces deux cercles sont ce qu’on appelle les gonades. Ce petit gribouillis ici est le canal de Wolff. Et cet autre gribouillis est le canal de Müller. OK ? Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que tout le monde commence comme ça. Nous naissons tous potentiellement garçon ou fille. Vous […] moi -tout le monde. Maintenant – il se remit à dessiner – , pendant que le fœtus se dévoloppe dans l’utérus, ce qu’il se passe, c’est que les hormones et les enzymes sont sécrétées – donnons leur la forme de flèche. Que font ces hormones et ces enzymes ? Eh bien sur elle transforment ces cercles et ces gribouillis soit en partie génitales masculines soit en parties génitales féminines. Vous voyez ce cercle, la gonade ? Elle peut devenir soit un ovaire, soit un testicule. Et ce tortillon de canal de Müller peut soit dépérir – il le biffa – soit devenir un utérus, des trompes de Fallope, et l’intérieur d’un vagin. Ce canale de Wolff peut soit disparaître soit devenir une vésicule séminale, un épididyme, et un canal déférent. Selon les influences hormonales. Ce qu’il faut se rappeler c’est cela : chaque bébé possède des structures mülleriennes, qui sont des parties génitales potentielles fémines, des structures wolffiennes, qui sont des parties génitales potentielles masculines. Ce sont les organes génitaux internes. Mais la chose est valable pour les organes génitaux externes. Un pénis n’est qu’un grand clitoris. Leur racine est la même.» Voilà pourquoi l’intersexuation est possible : la différinciation primaire en fille ou garçon ne s’opère pas de manière habituelle durant la gestation.

Rien qu’à ce stade, purement physiologique, les choses s’agencent parfois de manière insolite, sous l’effet des différents facteurs, comme par exemple, un trouble de la production hormonale, d’autant plus fréquent que les mâles sécrète aussi des hormones femelles et toute les femelles des hormones mâles. L’embryon se développe alors de façon atypique : chez la fille, la surproduction d’androgènes5 peut parfois, la doter d’un clitoris ressemblant à un micropénis, tandis que, chez le garçon, la surproduction d’oestrogènes peut le priver de testicules, ou bloquer leur descente, comme pour Calie. La biologiste américaine Anne Fausto-Sterling a ainsi montré qu’il existait trois type d’hermaphrodisme : les hermaphrodites véritables (herms) possèdent un testicule et un ovaire, les pseudo-hermaphrodites masculins (merms) présentent des testicules, pas d’ovaires, mais quelques aspects de l’appareil génital féminin, et enfin les pseudo-hermaphrodites féminins (ferms) ont des ovaires, pas de testicules, mais quelques aspects de l’appareil génital masculin. Ces trois catégories sont elles-mêmes sujettes à des variations importantes6 .

Tout se complique encore avec l’apparition du quatrième sexe, ou sexe social, autrement dit le genre (identité de genre)- «c’est une fille» ou «c’est un garçon» – étade liée à la visibilité des organes génitaux, autrefois située à la naissance, mais rendue possible aujourd’hui dès la 20 semaine de grossesse, grâce à l’échographie. Ce genre déterminera toute l’éducation. La plupart du temps, il est en concordance avec le cinquième sexe, ou sexe psychologique (sentiment d’identité de genre). Mais il arrive que cette harmonie entre les deux n’existe pas. Les souffrances psychologiques du sujet sont alors d’autant plus importants que son milieu familial refuse d’en admettre l’ampleur et que le regard de la société est accusateur.

Car chacun d’entre nous est sommé d’interprèter le rôle social que son genre lui assigne, à la façon d’un interprète, qui joue une partition qu’il n’a pas écrite. Le mérite de Judith Butler est d’avoir mis en évidence le caractère contraignant de cette parade quotidienne, de cette «activité incessante et répétitive», consistant à se mettre en scène pour «faire la femme» ou «mimer l’homme», à travers toute une discipline corporelle et esthétique, incluant le code vestimentaire, la ligne, la coiffure, la façon de parler, de marcher, de se tenir…Autant de pratiques relevant de la «performance» et se déployant à l’intérieur d’une «scène de contrainte» extrêmement normative et, surtout, discriminatoire, puisque ceux ou celle qui ne se conforment pas à leur rôle sont stigmatisés et ostracisés.

Or, selon la philosophie, ces codes ne renvoient à aucune réalité empirique : ils sont entièrement produits par le système symbolique. Ce qui signifie que la «féminité» et la «virilité» sont des représentations sans contenu, ou des copies sans original. C’est la raison pour laquelle la figure de drag-queen lui est si chère : cet homme qui parodie la féminité (en se parant de ses attributs les plus caricaturaux) ne fait, en réalité, que parodier une représentation de la féminité et non la féminité elle-même, qui n’existe pas : «La parodie du genre révèle que l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original.» Ainsi, en détournant et en retournant l’assignation normative, le travesti révèle la structure fondamentalement artificielle du genre, et sa possible non concordance avec le sexe psychologique, auquel l’individu se sent, dans son for intérieur, appartenir.

1 : Chez la fille, le canal de Müller deviendra plus tard l’utérus, les trompes de Fallope et une partie du vagin.

2 : Chez le garçon, le canal de Wolff évoluera en vésicule séminale, en canal déférent et en épididyme.

3 : Gène SRY, de l’anglais sex determination region of Y chromosome.

4 : En 1968, le Dr Luce fonda la clinique des désordres sexuels et de l’identité de genre

5 : Hyperplasie congénitale des glandes surrénales

6 : Anne Fausto-Sterling, Les cinq sexes. Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants, trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne-Emmanuelle Botert, préface de Pascule Molinier, Paris, Payot et Rivages, 2013

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 372-376

Le monde, une machine à expresso ; Bihouix

Voici notre pays si vertueux, en véritable «transition écologique» : nous produisons 2 tonnes de déchets industriels par habitant et par an, presque 5 kg par jour! Chaque jour, chacun d’entre nous génère 12 tonnes-km de fret, soit environ 100 kg sur une moyenne de 120 km, à 88 % en transport routier. Nos entées de ville en sont les témoins, nous avons artificialisé 1 % du territoire – en l’espace de 10 ans, puis encore 1 % en sept ans seulement ! Souvent sur les meilleures terres agricoles, un gâchis irréversible : rien de comestible ne repoussera avant des milliers d’années sous le bitume des parkings de supermarchés. À l’échelle mondiale, 20 % de la population continue à s’accaparer plus de 80 % des ressources, et l’on s’apprête à extraire de la croûte terrestre plus de métaux en une génération que pendant toute l’histoire de l’humanité. On aurait beau jeu d’accuser le «décollage» des pays émergents, Chine en tête. Mais n’oublions pas que la consommation de ressources en Chine est aussi tirée par son rôle d’usine du monde et que nous importons donc, directement ou indirectement, une bonne part.

Le monde est un Far West. La façade, du côté des consommateurs, tente de faire à peu près bonne figure : dans les réclames, les magasins, les rayons des supermarchés, tout va pour le mieux. Mais à l’autre bout de la chaîne, les conséquences de la production d’objets nous échappent, même en étant doté des meilleures intentions. J’achète un téléphone portable en France, et ce faisant j’ai exploité des mineurs du Congo, détruit des forêts primaire de Papouasie, enrichi des oligarques russes, pollué des nappes phréatiques chinoises, puis, douze à dix-huit mois plus tard, j’irai déverser mes déchets électroniques au Ghana ou ailleurs.

Le monde est une immense machine à expresso, ce modèle si emblématique de notre système économique est industriel, celui, si pratique, où la capsule de café vide disparaît dans les entrailles de l’appareil. Le déchet est escamoté et nié jusqu’au rapide est discret vidage du bac de récupération, et, pour les plus aisés, c’est même la femme de ménage qui se chargera de sortir les poubelles…Et pendant ce temps, les derniers éléphants que l’on braconne, les dernières forêts primaires qui disparaissent pour être transformées en mouchoirs en papier (Tasmanie et Canada), en contreplaqué de chantier et palmeraies à huile (Indonésie et Malaisie), en champ de soja transgénique (Brésil et Argentine), les océans qui se couvrent de débris plastiques, les terres et les eaux que l’on empoisonne durablement aux pesticides… Pas de quoi pavoiser.

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 16-18

Le seul animal qui sait qu’il doit mourir ! ; Laborit

Ainsi ce qui risque de sauver l’espèce humaine, ce n’est peut-être pas tant le fait que « l’homme soit un animal qui fait des outils » mais bien plutôt qu’il est un animal, le seul sans doute, qui sache qu’il doit mourir.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg 330