L’ambition de puissance et l’esprit conquérant, voire prométhéen, du mâle occidental n’ont pas attendu notre époque pour trembler sur leur bases. Dans un passage célèbre de l’ introduction à la psychanalyse, Freud a identifié les trois «blessures narcissiques1» (ou «graves démentis») que la science avait infligées à l’orgueil humain. La première est la révolution héliocentrique (Galilée et Copernic), qui dissipe l’illusion géocentrique : l’homme comprend qu’il n’est pas au centre de l’univers, lui qui se croyait au coeur de tout, et découvre qu’il n’est plus qu’une «parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur». La deuxième est la compréhension de l’évolution des espèces (Lamarck, Wallace, Darwin) qui «réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal». Si l’homme est issu du singe, Adam et Ève doivent être compris comme des symboles, ce qui constitue une double remise en question : celle du rapport vir/femme (puisque la femme n’est plus issue de la côte d’Adam) mais aussi celle du rapport vir/animal (puisqu’il y a proximité et non plus rupture entre l’un et l’autre). Enfin le «troisième démenti infligé à la mégalomanie humaine» sera la découverte, par Freud lui-même, de l’inconscient, cet immense continent enfoui au fond de notre psychisme, et qui nous est très largement impénétrable. Le moi n’est «plus maître dans sa propre maison», mais «réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires» sur lui-même. La conscience n’est plus transparente à elle-même, chacun de nous est travaillé par des forces obscures qui ourdissent des machinations perverses dans les sous-sols de la conscience. C’est une énorme gifle au cogito cartésien : la conscience claire ou cogito, n’est qu’une illusion. Le rêve cartésien d’un individu qui soit à lui-même son propre fondement et sa propre fin, en dehors de toute référence à une norme extérieure, d’un sujet capable de se rendre, par la toute-puissance de sa Raison, comme «maître et possesseur de la nature», d’en percer tout les secrets et de la dominer, est bel et bien enterré, puisqu’il ne peut même pas se connaître lui-même.
Bientôt c’est toute l’idéologie du progrès qui sera remise en cause. Cette idée d’une avancée irrésistible de l’humanité vers le bien, qui avait éclos avec l’humanisme de la Renaissance, Descartes ou Bacon, était devenu une véritable foi à l’âge des Lumières. Tandis que Laplace formulait la théorie du déterminisme universel ( et réduisait le hasard à l’ignorance – provisoire – des causes et des lois), Condorcet1 décrivait le progrès comme un processus linéaire, cumulatif, continu et nécessaire, conduisant thiomphalement l’humanité vers la science, la sagesse et le bonheur. Cette religion du progrès trouva ses grands prêtres au XIXe siècle : Hugo, Michelet, Comte, Saint-Simon, Renan, tous étaient persuadés que la science, relayée par la technique, ouvrirait une ère de bonheur et d’émancipation pour tout le genre humain. À cette époque, personne ne doutait du bien-fondé de la logique euphorique en vertu de laquelle la croissance du bien-être matériel apporterait nécessairement le progrès social, qui lui-même assurerait, in fine celui de la vie morale. L’humanité était en marche vers la «paix perpétuelle», selon le vœu de Kant.
La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle sonneront le glas de cet optimisme et de cette ivresse rationaliste. La première déstabilisation du modèle viendra des sciences elles-mêmes, lorsqu’à l’illusion du savoir absolu va succéder l’ère de la fin des certitudes. Dans tous les domaines du savoir, on découvre que l’incertain est tapi en embuscade derrière la connaissance. En mathématiques, le théorème d’incomplétude de Gödel révèle un principe d’incertitude logique : il y a des propositions vraies qui sont indécidables, indémontrables. La physique quantique, de son côté, nous enseigne que les composants de la matière se comportent selon un modèle probabiliste et non pas déterministe. Enfin, le principe d’indétermination d’Heisenberg montre qu’il est impossible d’observer la réalité autrement que perturbée par l’observation elle-même : le réel est donc inaccessible. Nous sommes condamnés à penser dans l’absence de fondements, à naviguer dans l’aléa, l’imprévisible, l’imprédictible.
C’est un terrible coup porté à la Raison.
1 : Nicolas de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1794
Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 388-390