À cette crise des fondements philosophiques de la connaissance, qu’Edgar Morin a appelée «crise ontologique du réel», va bientôt s’ajouter une crise politique, celle des grandes démocraties européennes, qui vent trahir les idéaux pacifistes promus par les Lumières en se livrant l’une des guerres les plus meurtrières et les plus absurdes de tous les temps. Le rêve de paix des philosophes s’achève avec la mobilisation massive de la jeunesse européenne à l’été 1914, preuve qu’il était bien moins enraciné dans les consciences que le mythe du guerrier, venu du fond des âges, avec lequel il entendait rompre. Un siècle de militarisation forcenée de l’Europe aura eu raison de la Raison.
Les 70 millions de jeunes gens qui partent alors pour le front, la fleur au fusil, n’ont pas conscience de s’engager dans une guerre d’un genre totalement inédit. La puissance nouvelle du feu, des obus, la violence inouïe des combats1, vont modifier en profondeur l’ethos guerrier, comme l’explique l’historien Stéphane Audouin- Rouzeau dans «La grande guerre et l’histoire de la virilité2». Un siècle auparavant, le soldat, fier de son uniforme rutilant et de son couvre-chef, s’avançait debout sur le champ de bataille en bravant les projectiles. Cette mise en scène est révolue. Le combattant des tranchées, tel que l’a immortalisé Henri Barbusse dans Le Feu, rampe au sol dans une tenue terne et couverte de boue. Et surtout, il crève de faim, de froid et de «trouille», continûment, pendant des semaines et des semaines. «Voilà ce que je suis : un type qui a peur, une peur insurmontable, une peur à implorer, qui l’écrase […], j’ai peur au point de ne plus tenir à la vie. D’ailleurs je me méprise. […] J’ai honte de cette bête malade, de cette bête vautrée que je suis devenu, mais tous les ressorts sont brisés. J’ai une peur abjecte. C’est à me cracher dessus3», écrit le romancier Gabriel Chevalier dans La peur. Puis ce sont ces milliers de corps éventrés, mutilés, brûlés, ces «gueules cassées», ces moignons purulents (si bien représentées par le peintre Otto Dix), qui provoquent l’effroi et font apparaître une impuissance et une vulnérabilité nouvelles, propres à démonétiser irréversiblement le mythe de la virilité guerrière.
La paix revenue, les soldats rescapés subissent une autre terrible humiliation, qui vient s’ajouter à celle de leur corps amoché : ils sont traités de lâches, par opposition aux braves qui, eux, sont morts au combat. Comme l’écrit André Rauch, «la guerre a fait le tri entre les hommes : elle a éliminé les plus courageux et a rendu à la société civile ceux qui ont fui ou rampé sans s’exposer au feu4». Les défunts sont des héros couverts de gloire, les survivants des déchets voués au déshonneur.
1 : Voir le captivant Au revoir là-haut de Pierre Lemaître, Paris, Le livre de poche, 2013
2 : Stéphane Audouin, « La grande guerre et l’hstoire de la virilité», in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire de la virilité, t. I, op. Cit.
3 : Gabrielle Chevalier, La Peur, Paris, Le livre de poche, 2010
4 : André Rauch, Histoire du premier sexe, op. Cit.
Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 390-391