D’autres sociétés simples sont organisées à des niveaux plus élevés de différentiation politique. Il existe de véritables positions de rang permanentes où l’autorité réside dans une fonction, plutôt que dans un individu, à laquelle sont inhérents de véritables pouvoirs de commandement. Le rang de chef est souvent quasi-héréditaire. L’inégalité imprègne de telles sociétés, qui tendent à être plus grandes et plus densément peuplées, à un degré en concordance avec leur complexité accrue.
Dans ces sociétés dotées d’un chef et focalisées sur leur centre, l’organisation politique s’étend au-delà du niveau communautaire. Par voie de conséquence, la vie économique, politique et cérémonielle transcende les préoccupations purement locales. Dans les chefferies classiques de Polynésie, des îles entières étaient souvent intégrées dans un régime politique unique. Il y a une économie politique où le rang confère l’autorité de diriger la main-d’œuvre et d’orienter les excédents économiques. La main-d’œuvre peut être mobilisée pour engager des travaux publics d’ampleur impressionnante (par ex, des installations agricoles ou des monuments). La spécialisation économique, les échanges et la coordination sont des aspects caractéristiques.
Les statuts sociaux dans ces sociétés plus complexes, tout en restant ancrés dans la parenté, tendent à être plus établis et plus permanents, plutôt que variables selon la proportion d’individus différents. Au fur et à mesure que le complexité et le nombre de membre augmentent, les individus doivent être de plus en plus organisés socialement, afin que soit prescrit un comportement approprié entre les personnes, plus par la structure impersonnelle de la société et moins par les relations familiales. L’épitomé1 de ceci est la position de chef, devenue alors une véritable fonction s’étendant au-delà de la durée de vie de tout titulaire individuel.
Dans de tels territoires tribaux, l’autorité de commander n’est pas sans limites. Le chef est restreint dans ses actions par les liens de parenté et par la possession, non pas d’un monopole de la force, mais seulement d’un avantage marginal. Les revendications de ses partisans obligent un chef à répondre positivement à leurs requêtes. La générosité du chef est la base de la politique et de l’économie : la redistribution vers le bas des ressources amassées garantit la loyauté.
Les ambitions du chef, comme celles des grands hommes, sont donc structurellement limitées. Trop d’allocation de ressources à l’appareil du chef et trop peu de retour au niveau local engendrent la résistance. La conséquence est que les chefferies traditionnelles ont tendance à subir des cycles de centralisation et de décentralisation, plus ou moins comme les systèmes du grand homme, mais à partir d’un différentiel plus élevé2.
Les chefferies montrent beaucoup de similitudes avec les systèmes plus complexes organisés par un État, mais elles sont toujours considérées par la plupart des anthropologues comme étant solidement ancrées dans les catégories de sociétés simples ou «primitives». Elles sont limitées par les obligations de la parenté et l’absence de véritable force de coercition. À partir du moment où sont apparues les organisations humaines que nous qualifions aujourd’hui d’État, ces limitations ont été surmontées.
1 : du grec ancien ἐπιτέμνειν / epitemnein, « abréger ») est le condensé d’une chose
2 : Sahlins Marshall D., Poor man, Rich Man, Chief : Political types in Melanesia and Polynesia, Comparative studies in society and history 5, 1963 pp. 285-303 ; Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968 ; Service Elman R., Primitive Social Organization, an evolutionary perpective. Random House, New York, 1962 ; Fried Morton H., The evolution of political seciety, an essay in political anthropology, Random House, New York, 1967 ; Gluckman Max, Politics, law and ritual in tribal siciety : Aldine, Chicago,1965; Leach Edmund R., Political system of Highland Burma. Beacon Press, Boston, 1954.
L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 28-29