Quand le statu quo est impossible : passer au vélo ; Bihouix

Le vélo est de loin le véhicule qui a le meilleur rendement énergétique, puisqu’il ne déplace que quelques kilogrammes en plus de la charge utile. Il a de plus l’avantage d’être extrêmement durable et réparable. Bien sûr, cela conviendra mieux au «bobo» qui habite à quelques kilomètres tout au plus de son travail, dans un centre-ville ou une proche banlieue huppée, qu’aux classes populaires, repoussées toujours plus loin, qui doivent parcourir chaque jour des dizaines de kilomètres, qu’il pleuve ou qu’il vente.

L’argument est valable, et on peut y répondre par quelques éléments.

  • Premièrement, il ne s’agit que d’une suggestion de la direction à prendre, sachant qu’une tentative de statut quo, de maintien d’une civilisation de la voiture, est vouée à un échec retentissant à plus ou moins long terme.
  • Deuxièmement, il n’y a pas que les longs déplacements entre le domicile et le travail. Une grande partie est constituée de déplacements de moins de trois kilomètres : acheter un pain, aller chercher les enfants à l’école, accompagner le grand à l’école de musique ou la petite à ses cours de danse… Moins de trois kilomètres, cela devient déjà plus simple, à condition de disposer de routes sûres -c’est le cas lorsque tout le monde se retrouve à vélo et pas en voiture !- et d’outils adéquat : vélos avec paniers pour les courses, charrettes ou sièges pour les jeunes enfants ou des charges plus lourdes, est. Notre pays a la chance, par son histoire territoriale, d’être encore assez bien concentré, en tout cas plus que les États-Unis, qui auront du mal à se passer de leur pick-up, et sont donc prêts pour cela à massacrer paysages et sous-sol pour pomper les derniers barils de pétrole de schiste. Mais après chacun aura sa croix.
  • Troisièmement, des progrès techniques énormes – mais de basse technologie – ont été faits, comme les vélos à assistance électrique, les vélos pliables utilisables en complément des transports en commun, les vélos «couchés» qui permettent de parcourir de grandes distances avec une dépense énergétique bien moindre et évitent le mal de dos…
  • Quatrièmement, revenons sur la notion de «vitesse généralisée» d’Ivan Illich1. En prenant compte la vitesse moyenne, on va un peu plus vite en voiture qu’en vélo (disons 30 à 50 km/h contre 10 km/h). Mais si l’on ajoute le temps de travail qui a été nécessaire pour se payer ce moyen de locomotion (achat initial puis carburant, assurances, entretien…), on peut calculer une sorte de vitesse généralisée, et le vélo repasse alors en tête, car son coût est modique.

Bien sûr, tout cela est un peu virtuel, car on voit mal quelqu’un qui passe une heure par jour dans sa voiture et neuf heures au travail transformer sa journée en quatre heures de vélo et six heures au travail. Sans parler d’obtenir l’accord de l’employeur, il serait peut-être difficile de tenir dans la durée en répétant une telle journée cinq fois par semaine, quarante-sept semaines par an, surtout si l’emploi est lui-même physique. Mais imaginons un instant qu’il soit possible de s’organiser un peu, de mieux…(suite dans le deuxième partie de l’article).

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 193-195

L’état, Tainter

Tout d’abord, les États sont territorialement organisés. Cela revient à dire que la qualité de membre est au moins en partie déterminée par la naissance ou la résidence dans un territoire, plutôt que par des relations familiales réelles ou fictives. Pour illustrer cela, comme le notait Sir Henry Summer Maine, on trouve la transformation du titre mérovingien «Roi des Francs» et titre capétien «Roi de France»1. La base territoriale reflète et influence en même temps la nature de la qualité d’État2.

Les états diffèrent de nombreuses manières des sociétés tribales relativement complexes (par ex. : les chefferies traditionnelles). Dans les états, une autorité dirigeante monopolise la souveraineté et délègue tout le pouvoir. La classe dirigeante tend à être professionnelle et est largement dissociée des liens de la parenté. Cette classe dirigeante fournit le personnel du gouvernement, qui est une organisation spécialisée de prise de décision ayant le monopole de la force et le pouvoir d’enrôler pour la guerre ou le travail, lever et collecter les impôts, et décréter et faire appliquer les lois. Le gouvernement est légitimement constitué, c’est-à-dire qu’il existe une idéologie commune traversant la société et servant en partie à en valider l’organisation politique. Et, bien sûr, les états sont généralement plus grands et plus peuplés que les sociétés tribales, si bien que la catégorisation sociale, les clivages et la spécialisation sont à la fois possibles et nécessaire3.

Les états ont tendance à être extraordinairement préoccupés par le maintien de leur intégrité territoriale. C’est effectivement l’une de leurs caractéristiques primordiales. Ils sont le seul type de société humaine que ne subisse généralement pas de cycles de formation et de dissolution à court terme4.

Les états sont intérieurement différenciés, comme cela est clairement illustré au début de cette section. La différenciation professionnelle est un aspect essentiel et se reflète souvent dans les modèles d’habitations5. Emile Durkheim6, dans un ouvrage classique, a reconnu que l’évolution des sociétés, passant de primitives à complexes, était le théâtre de la transformation des groupes, passant d’une forme organisée, sur la base de ce qu’il a appelé la «solidarité mécanique» (homogénéité, absence de différentiation culturelle et économique entre les membres d’une société), à une forme basée sur la «solidarité organique» (hétérogénéité, différentiation culturelle et économique, nécessitant l’interaction et une plus grande cohésion). La solidarité organique s’est accrue tout au long de l’Histoire et est une forme prépondérante d’organisation des états.

En raison de leur extension territoriale, les états sont souvent différentiés, non seulement sur le plan économique, mais aussi culturel et ethnique. On pourrait dire que les homogénéités économiques et culturelles sont opérationnellement liées à le centralisation et à l’administration, qui sont les caractéristiques déterminante des états7.

1 : Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968, p. 6

2 : Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940, p. 10 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, 1978a, The early state : Theories and Hypotheses. In The early State, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 21 ;

3 : Carneiro Robert L., The Chiefdom : Precursor of the state. In The Transition to Statehood in the New World, edited by Grant D. Jones and Robert R. Kautz, Cambridge University Press, Cambridge, 1981, p. 69 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, 1978a, The early state : Theories and Hypotheses. In The early State, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 21 ; Flannery Kent V., The cultural evolution of civilizations. Annual Review of ecology and systematics 3, 1972, pp. 403-404 ; Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940 ; Johnson Gregory J., Local Exchange and early state development in Southwestern Iran. Museum of Anthropology, University of Michigan, Anthropology papers 51, 1973, pp. 2-3 ; Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968, p. 6

4 : R. Cohen. Introduction. In Origins of the State. The Anthropology of political evolution, edited by Ronald Cohen and Elman R. Service, Institute for the study of human issues, Philadelphia, 1978, p. 4 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, Limits. Beginning an end of the early state. In The early state, 1978,edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 632 ;

5 : Flannery Kent V., The cultural evolution of civilizations. Annual Review of ecology and systematics 3, 1972, pp. 403

: Emile Durkheim, The division of labor in society (translated by George Simpson), Free Press, Glencoe, 1947

7 : Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940, p.9

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 30-31

Le règne de la voiture doit cesser ; Bihouix

«Laissée à elle-même, la bagnole finit par se détruire. Le temps que sa rapidité nous donne, elle le reprend aussitôt pour nous expédier ailleurs […] . Elle nous mène à la campagne, mais bientôt, l’auto aidant, nous ne trouverons plus à cent kilomètres de voiture la baignade ou la verdure qui nous attendaient à cinq minutes à pied1

Une phrase prophétique… Les mares à tritons de Nogent-sur-Marne2 ou d’ailleurs ont disparus, au profit des viaducs, des autoroutes, des no man’s land entre bretelles de bitume. Il est clair désormais que la liberté créée par la mobilité individuelle motorisée est chère payée, du point de vue environnemental (émission de gaz à effet de serre et de polluants, consommation de ressources, artificialisation du territoire…) comme sociétal (nuisance sonore, fragmentation des lieux de vie, impacts sanitaires…). Il n’existe et n’existera aucune source d’énergie ou de vecteur énergétique permettant d’offrir à l’humanité la mobilité moyenne d’un Américain, ou même d’un Européen (et sûrement pas la voiture électrique). La consommation énergétique et métalliques est telle que le seul choix est de sortir de la civilisation de la voiture, et tout cas au sens où l’on entend le mot «voiture», c’est-à-dire un objet de l’ordre d’une tonne transportant 80 kg de charge utile dans la plupart des cas. Pour l’instant, on n’en prend pas le chemin, avec un parc mondial de véhicules qui a passé le cap du milliard en 2010. Mécaniquement, le besoin généré en routes et parkings supplémentaires provoque la disparition de millions d’hectares de précieuses terres agricoles (notamment en Chine), souvent les plus riches car situées dans les zones en cours d’urbanisation dans les plaines et sur les côtes.

1 : Bernard Charbonneau, L’Hommauto, Paris, Denoël, 1967, p. 123

2 : François Cavanna, Les Ritals, Paris, Belfond, 1978

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 190-191