Déterminer le sexe est un acte social…; Gazalé

L’idée d’un «sexe unique» n’est pas nouvelle, loin s’en faut. Dans La fabrique du sexe1»,l’historien américain Thomas Laqueur a montré qu’il a fallu attendre le XVIIIeme siècle pour voir apparaître le modèle à «deux sexes», que certains, aujourd’hui, pensent universel. Auparavant, régnait le modèle du «sexe unique» : on tenait les différences anatomiques entre les sexes pour négligeables, en vertu d’une conception unitaire (héritée d’Aristote et de Galien), attribuant à la femme des organes génitaux mâles, mais rentrés à l’intérieur, signe de leur infériorité. Galien, écrit Thomas Laqueur, «s’attache longuement à démontrer que les femmes était au fond des hommes chez qui un défaut de chaleur vitale – de perfection – s’était soldé par la rétention, à l’intérieur, de structure qui, chez les mâles, sont visibles au-dehors». Malgré cette hiérarchisation, la similitude des sexes conférait aux hommes et au femmes une même aptitude à la jouissance, jugée indispensable à la procréation. Le genre était considéré comme premier, le sexe comme secondaire.

Ce paradigme dominera l’histoire des sciences jusqu’à l’élaboration d’un modèle concurrent au XVIIIe siècle : les deux sexes deviennent alors incommensurables». Le modèle hiérarchique cède la place au modèle de la différence raciale, qui prive la femme de sa jouissance, soudain devenue étrangère (voire nuisible) à la procréation. Le sexe biologique devient fondateur, et le genre ne fait plus que l’exprimer. L’immense mérite du travail (considérable) de Thomas Laquier est d’avoir montré que l’idée du binarisme était, historiquement, tardive, et d’avoir repéré les motifs idéologiques ayant présidé à sa théorisation. Un homme est un homme, une femme est une femme, et c’est cette différence indépassable qui légitime toute les incapacités et les interdits imposés au «sexe faible».

Une fois identifiée l’historicité du modèle à deux sexes, reste à savoir s’il en existe un autre, qui ne nous ramène pas à la hiérarchie d’Aristote et de Galien. Car il n’est, évidemment pas question de revenir à leur schéma du sexe unique, fondé sur l’idée d’une supériorité essentielle de l’homme sur la femme. Mais que lui substituer ?

L’hypthèse du continuum non hiérarchisé est séduisante et surtout féconde. Elle permet d’imaginer que la distribution des caractères sexuels se fasse le long d’une ligne horizontale, incluant des centaines de gradations situées entre les deux pôles. Pour en donner une vision très schématique, limitée aux traits superficiels, il y aurait, à une extrémité, la femme hyperféminine (type Vénus de Botticelli), et, à l’autre extrémité, l’homme hyperviril (type Hercule). À mesure que l’on s’éloignerait du pôle Vénus, le corps, les attaches, et la peau s’épaissiraient, la voix deviendrait plus grave, la pilosité plus importante, etc. Vers le milieu de la ligne, des deux côtés du point zéro, on trouverait des individus physiquement assez semblables les uns aux autres. En poursuivant sur la droite, on aurait des hommes de plus en plus grands, forts et musclés, jusqu’à l’archétype du super-héros, à l’extrémité de la ligne.

Le problème est, évidemment, celui du point zéro : en théorie ce devrait être le passage d’un sexe biologique à l’autre. Mais nous venons de voir que la notion même de «sexe biologique» est une réalité plus complexe qu’il n’y paraît, puisqu’elle inclut de nombreux marqueurs, chromosomiques, hormonaux, gonadiques, anatomiques, reproductifs… Comme l’écrit Christine Delphy, « on ne trouve pas ce marqueur (le sexe) à l’état pur, prêt à l’emploi… pour se servir du sexe, qui est composé, selon le biologistes, de plusieurs indicateurs, plus ou moins corrélés entre eux, et dont la plupart sont des variables continues susceptibles de degrés, il faut réduire ces indicateurs à un seul, pour obtenir une classification dichotomique […]. Cette réduction est un acte social2». Il faut donc envisager ce point de passage non plus comme un «acte social», mais comme un choix subjectif, non plus comme une frontière, gardée par des douaniers exigeants, chargés d’exhiber ses organes génitaux, mais comme un lieu ouvert, accueillant, où chacun trouve sa place, avec le corps que la nature lui a donné, et la liberté de faire des aller-retour, sans passeport, des deux côtés de l’ancien mur. Dans ce modèle, il n’est plus obligatoire de passer par la chirurgie du sexe (le «passeport») pour changer de genre aux yeux de la loi. En France, la loi J213, adoptée en 2016, va dans ce sens : la procédure de demande de changement de sexe à l’état civil est désormais démédicalisée. L’individu n’a plus à justifier d’avoir subi des traitements médicaux, une opération ou une stérilisation pour faire modifier la mention relative à son sexe dans les actes officiels. On passe ainsi d’un système où le sexe prévaut sur le genre à un système où le genre prévaut sur le sexe.

1 : Thomas Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le genre et le corps en Occident, trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Gautier, Paris, Folio Essais, 2013

2 : Christine Delphy, L’ennemi principal, t. II, penser le genre, op. Cit.

3 : La loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, dite J21, a assoupli et simplifié certaines démarches à l’état civil.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 377-379

Les cinq sexes; Gazalé

-Chacun de nous a, en réalité, non pas un, mais cinq sexes (chromosomique, hormonal, anatomique, social et psychologique).

– Nous ne sommes ni homme, ni femme, pendant les six ou sept premières semaines de notre vie intra-utérine. Nos organes génitaux sont sexuellement indifférenciés. Tout embryon possède, au départ, un système reproducteur androgyne, constitué de gonades, lequelles pourront de développer ultérieurement, soit en testicules, soit en ovaires, et de deux canaux reproductifs, un mâle (le canal de Müller1) et un femelle (le canal de Wolff2), dont un finira par avoir raison de l’autre. Nous sommes donc tous, originellement hermaphrodites.

Observons très sommairement le processus de différenciation sexuelle, tel qu’il s’opère durant la grossesse. Un premier sexe apparaît, le sexi chromosomique, ou génétique : certains embryons sont porteurs d’une paire de chromosomes XX, les autres d’une paire de chromosomes XY. Durant les toutes premières semaines de gestation, chez les XY, la composante «virile», Y est inactive, et le chromosome X fonctionne en quelque sorte tout seul. Ce n’est qu’entre la sixième et la douzième semaine que va s’opérer la différenciation sexuelle. Y entre alors en jeux et active un gène surpuissant : le SRY3. Celui-ci va informer le deuxième sexe, ou sexe hormonal, qui lui-même va déterminer le troisième sexe, ou le sexe anatomique en déclenchant, en cascade, toute une série de processus. Chez les XX, qui n’ont pas ce gène, les gonades deviennent des ovaires, le canal de Müller évolue en appareil reproducteur féminin et le canal de Wolff se résorbe petit à petit. C’est, en quelque sorte, le dévoloppement par défaut. Au contraire, chez les XY, l’action de Y transforme les gonades en testicules, qui sécrètent de la testostérone, laquelle stimule le canal de Wolff et l’atrophie de celui de Müller.

L’explication la plus parlante que j’aie lue de cette différenciation des sexes, je l’ai trouvée dans le romant Middlesex de Jeffrey Eugenides, qui raconte l’histoire vraie d’une jeune fille, Calie, qui découvre fortuitement, à l’âge de 15 ans, que, pour le corps médical, elle est un garçon. Et un garçon malade, souffrant du «syndrome du déficit en 5 alpha-réductase de type 2». Un cas très rare, d’autant que son pédiatre n’avait jamais rien remarqué d’anormal : elle présentait un «sexe de fille» qui cachait en réalité, des testicules. Personne n’avait rien vu, Calie avait grandi en ravissante poupée aux cheveux longs. Le spécialiste de l’hermaphrodisme qui la prend alors en charge, le professeur Peter Luce4, va lui expliquer comment l’intersexuation est possible ; pour cela, il commence par lui révéler l’androgynie primitive de la vie intra-utérine. «Ce que je suis en train de dessiner, commença-t-il, sont les structures génitales du fœtus. En d’autres termes, voilà à quoi ressemblent les parties génitales d’un bébé dans l’utérus, dans les premières semaines qui suivent la conception. Mâle ou femelle, c’est pareil. Ces deux cercles sont ce qu’on appelle les gonades. Ce petit gribouillis ici est le canal de Wolff. Et cet autre gribouillis est le canal de Müller. OK ? Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que tout le monde commence comme ça. Nous naissons tous potentiellement garçon ou fille. Vous […] moi -tout le monde. Maintenant – il se remit à dessiner – , pendant que le fœtus se dévoloppe dans l’utérus, ce qu’il se passe, c’est que les hormones et les enzymes sont sécrétées – donnons leur la forme de flèche. Que font ces hormones et ces enzymes ? Eh bien sur elle transforment ces cercles et ces gribouillis soit en partie génitales masculines soit en parties génitales féminines. Vous voyez ce cercle, la gonade ? Elle peut devenir soit un ovaire, soit un testicule. Et ce tortillon de canal de Müller peut soit dépérir – il le biffa – soit devenir un utérus, des trompes de Fallope, et l’intérieur d’un vagin. Ce canale de Wolff peut soit disparaître soit devenir une vésicule séminale, un épididyme, et un canal déférent. Selon les influences hormonales. Ce qu’il faut se rappeler c’est cela : chaque bébé possède des structures mülleriennes, qui sont des parties génitales potentielles fémines, des structures wolffiennes, qui sont des parties génitales potentielles masculines. Ce sont les organes génitaux internes. Mais la chose est valable pour les organes génitaux externes. Un pénis n’est qu’un grand clitoris. Leur racine est la même.» Voilà pourquoi l’intersexuation est possible : la différinciation primaire en fille ou garçon ne s’opère pas de manière habituelle durant la gestation.

Rien qu’à ce stade, purement physiologique, les choses s’agencent parfois de manière insolite, sous l’effet des différents facteurs, comme par exemple, un trouble de la production hormonale, d’autant plus fréquent que les mâles sécrète aussi des hormones femelles et toute les femelles des hormones mâles. L’embryon se développe alors de façon atypique : chez la fille, la surproduction d’androgènes5 peut parfois, la doter d’un clitoris ressemblant à un micropénis, tandis que, chez le garçon, la surproduction d’oestrogènes peut le priver de testicules, ou bloquer leur descente, comme pour Calie. La biologiste américaine Anne Fausto-Sterling a ainsi montré qu’il existait trois type d’hermaphrodisme : les hermaphrodites véritables (herms) possèdent un testicule et un ovaire, les pseudo-hermaphrodites masculins (merms) présentent des testicules, pas d’ovaires, mais quelques aspects de l’appareil génital féminin, et enfin les pseudo-hermaphrodites féminins (ferms) ont des ovaires, pas de testicules, mais quelques aspects de l’appareil génital masculin. Ces trois catégories sont elles-mêmes sujettes à des variations importantes6 .

Tout se complique encore avec l’apparition du quatrième sexe, ou sexe social, autrement dit le genre (identité de genre)- «c’est une fille» ou «c’est un garçon» – étade liée à la visibilité des organes génitaux, autrefois située à la naissance, mais rendue possible aujourd’hui dès la 20 semaine de grossesse, grâce à l’échographie. Ce genre déterminera toute l’éducation. La plupart du temps, il est en concordance avec le cinquième sexe, ou sexe psychologique (sentiment d’identité de genre). Mais il arrive que cette harmonie entre les deux n’existe pas. Les souffrances psychologiques du sujet sont alors d’autant plus importants que son milieu familial refuse d’en admettre l’ampleur et que le regard de la société est accusateur.

Car chacun d’entre nous est sommé d’interprèter le rôle social que son genre lui assigne, à la façon d’un interprète, qui joue une partition qu’il n’a pas écrite. Le mérite de Judith Butler est d’avoir mis en évidence le caractère contraignant de cette parade quotidienne, de cette «activité incessante et répétitive», consistant à se mettre en scène pour «faire la femme» ou «mimer l’homme», à travers toute une discipline corporelle et esthétique, incluant le code vestimentaire, la ligne, la coiffure, la façon de parler, de marcher, de se tenir…Autant de pratiques relevant de la «performance» et se déployant à l’intérieur d’une «scène de contrainte» extrêmement normative et, surtout, discriminatoire, puisque ceux ou celle qui ne se conforment pas à leur rôle sont stigmatisés et ostracisés.

Or, selon la philosophie, ces codes ne renvoient à aucune réalité empirique : ils sont entièrement produits par le système symbolique. Ce qui signifie que la «féminité» et la «virilité» sont des représentations sans contenu, ou des copies sans original. C’est la raison pour laquelle la figure de drag-queen lui est si chère : cet homme qui parodie la féminité (en se parant de ses attributs les plus caricaturaux) ne fait, en réalité, que parodier une représentation de la féminité et non la féminité elle-même, qui n’existe pas : «La parodie du genre révèle que l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original.» Ainsi, en détournant et en retournant l’assignation normative, le travesti révèle la structure fondamentalement artificielle du genre, et sa possible non concordance avec le sexe psychologique, auquel l’individu se sent, dans son for intérieur, appartenir.

1 : Chez la fille, le canal de Müller deviendra plus tard l’utérus, les trompes de Fallope et une partie du vagin.

2 : Chez le garçon, le canal de Wolff évoluera en vésicule séminale, en canal déférent et en épididyme.

3 : Gène SRY, de l’anglais sex determination region of Y chromosome.

4 : En 1968, le Dr Luce fonda la clinique des désordres sexuels et de l’identité de genre

5 : Hyperplasie congénitale des glandes surrénales

6 : Anne Fausto-Sterling, Les cinq sexes. Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants, trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne-Emmanuelle Botert, préface de Pascule Molinier, Paris, Payot et Rivages, 2013

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 372-376

La troisième extinction… ; Harrari

La première vague d’extinction, qui accompagna l’essor des fourrageurs et fut suivie par la deuxième, qui accompagna l’essor des cultivateurs, nous offre une perspective intéressante sur la troisième vague que provoque aujourd’hui l’activité industrielle. Ne croyez pas les écolos qui prétendent que nos ancêtres vivaient en harmonie avec la nature. Bien avant la révolution industrielle, Homo sapiens dépassait tous les autres organismes pour avoir poussé le plus d’espèces animales et végétales à l’extinction. Nous avons le privilège douteux d’être l’espèce la plus meurtrière des annales de la biologie.

Si plus de gens avaient conscience des deux premières vagues d’extinction, peut-être seraient-ils moins nonchalants face à la troisième extinction, dont ils sont partie prenante. Si nous savions combien d’espèces nous avons déjà éradiquées, peut-être serions-nous davantage motivés pour protéger celles qui survivent encore. Cela vaut plus particulièrement pour les gros animaux des océans. À la différence de leurs homologues terrestres, les gros animaux marins ont relativement peu souffert des révolutions cognitive et agricole. Mais nombre d’entre eux sont au seuil d’extinction du fait de la révolution industrielle et de la surexploitation humaine des ressources océaniques. Si les choses continuent au rythme actuel, il est probable que les baleines, les requins, le thon et le dauphin suivent prématurément dans l’oubli les diprotodons, les paresseux terrestres et les mammouths. Parmi les plus grandes créatures du monde, les seuls survivants du déluge humain sont les hommes eux-mêmes et les animaux de ferme réduits à l’état de galériens dans l’Arche de Noé.

Sapiens, une brève histoire de l’humanité ; Yuval Noah Harrari ; Albin Michel

Pg 96-97

1ère Extinction par Sapiens ; Harrari

Au moment de la révolution cognitive, la planète hébergeait autour de 200 genres de gros mammifères terrestres de plus de 50 kg. Au moment de la révolution agricole, une centaine seulement demeurait. Homo sapiens provoqua l’extinction de près de la moitié des grands animaux de la planète, bien avant que l’homme n’invente la roue, l’écriture ou les outils de fer.

Sapiens, une brève histoire de l’humanité ; Yuval Noah Harrari ; Albin Michel

Pg 95

Complexité des chaînes écologiques; Diamond

Devons-nous nous soucier de nos enfants plutôt que des coléoptères ou des poissons-dards1 ? C’est à l’instar de toutes les espèces, nous dépendons pour notre existence de mille et une manières des autres espèces. Certaines fournissent l’oxygène que nous respirons et d’autres absorbent le gaz que nous rejetons, d’autres encore décomposent nos déchets, quand d’autres enfin nous fournissent nos aliments ou entretiennent la fertilité de nos sols, voire sont à l’origine de nos ressources en bois et en papier.

Dans ces conditions, ne pourrait-on pas juste préserver les seules espèces dont nous avons besoin et laisser les autres s’éteindre ? Mais les espèces dont nous avons besoin dépendent elles aussi des autres espèces. Tout comme on aurait pas pensé que les espèces d’oiseaux mangeurs de fourmis du Panama avaient besoin des jaguars pour continuer à vivre, les rangées de dominos écologiques sont beaucoup trop complexes pour que nous puissions nous rendre compte de quels dominos nous pouvons nous passer. Qui saura jamais répondre aux questions suivantes : quelles sont les dix espèces d’arbres qui produisent la plus grande partie de la pâte à papier utilisée dans le monde ? Pour chacune de ces dix espèces d’arbres, quelles sont les dix espèces d’oiseaux qui mangent la plus grande partie des insectes les parasitant, les dix espèces d’insectes pollinisant la plus grande partie de leurs fleurs et les dix espèces animales dispersant la plus grande partie de leurs graines ? Or, ces questions sont du type de celles qui devaient normalement être envisagées chaque fois qu’un projet industriel, jugé profitable, est décidé.

1:Cette espèce de poisson s’est trouvée au centre d’une bataille, dans les années 1970, aux États-Unis, qui a opposé les autorités de l’état du Tennessee aux milieux écologistes. Les premières voulaient édifier un barrage sur la seule rivière des États-Unis où vivaient encore le poisson-dard en question (Percina tanasi), et les seconds craignaient que cela n’entraînât l’extinction de l’espèce.

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 632-633

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L’extinction actuelle banale ?; Diamond

Peut-on arguer à cela que l’extinction est un processus naturel et inéluctable ? Mais le rythme des extinctions provoquées par l’homme est bien plus élevé que le rythme naturel. Si l’on admet que la moitié des trente millions d’espèces vivant actuellement seront éteintes au siècle prochain, cela signifie que les espèces s’éteignent de nos jours au rythme d’environ 150 000 par an, soit 17 par heure. Les espèces d’oiseaux du monde entier – 9000 au total – connaissent aujourd’hui un rythme d’extinction d’au moins deux espèces par an. Mais, dans les conditions naturelles, ce rythme était de moins d’une espèce par siècle. En conséquence, le rythme actuel des extinctions d’oiseaux est d’au moins 200 fois plus élevé que la normale. Déclarer que la vague d’extinction actuelle est banale, en disant qu’il s’agit là d’un phénomène naturel, revient à déclarer que les génocides sont des phénomènes banals, puisque la mort est le destin naturel de tout les êtres humains.

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 632

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Les ricochets d’extinction; Diamond

Il y a 50 ans, par exemple, nul ne prévoyait que l’extinction de trois grands prédateurs- le jaguar, le puma et l’aigle harpie- sur l’île de Barro Colorado, au Panama, conduirait à l’extinction en ce lieu de petits oiseaux mangeurs de fourmis et à des changements considérables de la composition en espèce d’arbre de la forêt recouvrant l’île. Mais cela s’est réellement passé, parce que le grand prédateur en question mangeait jadis d’autres prédateurs de taille moyenne ( comme les pécaris, les singes et les coatis), ainsi que d’autres animaux de taille moyenne se nourrissant de graines, comme les agoutis et les pacas. Après la disparition des grands prédateurs, la population des prédateurs de taille moyenne a explosé, et ils se sont mis à manger les petits oiseaux mangeurs de fourmis ainsi que les œufs. De leur côté, les autres animaux de taille moyenne mangeurs de graines connurent eux aussi un étonnant accroissement de population et se mirent à manger les grosses graines jonchant le sol, de sorte qu’ils stoppèrent la propagation des espèces d’arbre qui les produisaient et favorisèrent au contraire les espèces d’arbres concurrentes produisant de petites graines. Ce changement dans la composition en espèces d’arbres de la forêt engendra à son tour une prolifération de souris et de rat se nourrissant de petites graines, et par suite une explosion du nombre des rapaces diurnes et nocturnes, ainsi que des ocelots qui se nourrissent de ces petits rougeurs. Ainsi, l’extinction de trois espèces peu répandues de grands prédateurs aura déclenché une série de changements en ricochet, dont l’extinction de nombreuses espèces, dans l’écosystème local des plantes et des animaux.

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 630-631

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La caractéristique de notre espèce; Diamond

En peut-être moins d’un millier d’années après qu’ils eurent trouvé un passage pour franchir la couverture glaciaire qui recouvrait la frontière actuelle entre les États-Unis et le Canada, les Amérindiens sont descendus jusqu’à la pointe de la Patagonie et se sont installés sur les deux continents nord et sud de l’Amérique, deux régions inexplorées et fertiles. Cette marche des Amérindiens vers le sud a représenté la plus grande phase d’expansion géographique qui se soit produite dans l’histoire le Homo Sapiens. Rien ne pourra jamais arriver désormais sur notre planète qui ressemble même de loin à cet événement.

Mais cette marche en direction du sud a été marquée par un drame. Lorsque les chasseurs Amérindiens arrivèrent en Amérique, les deux continents fourmillaient de grands mammifères qui sont à présent éteints : il y avait de mammouths, des mastodontes, ressemblant aux éléphants, des paresseux terrestres, pesant jusqu’à trois tonnes, des glyptodontes, ressemblant à des tatous, et pesant jusqu’à une tonne, des castors de la taille d’un ours, des tigres à dents de sabre et des lions, des guépards, des chameaux, des chevaux, particuliers à l’Amérique, et bien d’autres encore. Si ces animaux avaient survécu, les touristes d’aujourd’hui pourraient voir, dans le parc national du Yellowstone, des mammouths et des lions, en plus des ours et des bisons. La question de savoir ce qui s’est passé, au moment de la rencontre des chasseurs indiens et de cette faune, reste vivement débattue chez les archéologues et les paléontologistes. Selon l’interprétation qui, à mes yeux, est la plus vraisemblable, les chasseurs humains ont livré une «guerre éclair» aux grands mammifères, qu’ils ont rapidement exterminés, peut-être en une dizaine d’années, dans chacun de leur territoires de chasse successifs. Si cette façon de voir est exacte, il se serait donc produit, il y a 11 000 ans en Amérique, l’extinction la plus massive depuis la chute de l’astéroïde qui a éliminé les dinosaures il y a 65 millions d’années. Cet épisode représenterait également la première de la série de guerres éclair exterminatrices d’espèces animales qui entachent notre supposé âge d’or, et qui nous caractérisent de façon distincte en tant qu’espèce depuis lors.

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 592-594

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Aucune population ne peut croître indéfiniment; Diamond

Certaines populations animales se sont elles-mêmes condamnées à l’extinction en détruisant totalement leur ressources. Vingt-neuf rennes ont été introduits en 1944 sur l’île de Saint Matthew dans la mer de Béring. Ils s’y sont multipliés jusqu’à ce qu’en 1963 leurs descendants atteignent le nombre de 6000. Mais ces animaux se nourrissent de lichens à croissance lente. Sur l’île de Saint-Matthew, la population de ce végétal n’a pas eu la possibilité de se régénérer, à la suite du broutage des rennes, car il était impossible à ce dernier de migrer. Lorsque survint en 1963-1964 un hiver particulièrement rude, tous les animaux moururent à l’exception de 41 femelles et d’un mâle stérile : cette population était donc condamnée à s’éteindre à plus ou moins brève échéance, sur cette île jonchée de squelettes. Un exemple similaire s’est produit avec l’introduction du Lapin dans l’île de Lisianski, à l’ouest de Hawaï, dans la première décennie de ce siècle. En moins de dix ans, ces rongeurs se sont condamnés à l’extinction, dans la mesure où ils ont consommé toutes les plantes de l’île, à l’exception de deux pieds de volubilis et d’une planche de pied de tabac.

Ces exemples de suicide écologique, ainsi que d’autres similaires, ont donc porté sur des populations qui ont soudainement été libérées des facteurs habituels régulant leurs effectifs. Les lapins et les rennes sont normalement la proie de prédateurs, et de plus, les rennes se servent sur les continents de la migration comme d’un régulateur qui les faitr quitter une région, de sorte que celle-ci peut régénérer sa végétation. Mais les îles de Saint Matthew et de Lisianski n’avaient pas de prédateurs, et la migration y était impossible, de sorte que les rennes, de même que les lapins, se nourrissent et se reproduisent sans que rien ne viennent les freiner.

Or, à l’évidence, l’espèce humaine entière s’est elle aussi, récemment affranchie des anciens facteurs limitant ses effectifs. Nous ne sommes plus soumis aux prédateurs depuis longtemps : le médecine du XXème siècle a considérablement la mortalité due aux maladies infectieuses ; et certaines des pratiques majeures de limitation de la démographie, comme l’infanticide, la guerre chronique et l’abstinence sexuelle, sont devenues socialement inacceptables. La population humaine mondiale double à peu près tout les 35 ans. Certes, cela ne représente pas une vitesse d’accroissement démographique aussi élevée que celle du renne à Saint-Matthew. L’île Terre est plus grande que l’île de la mer de Béring, et certaines de nos ressources sont plus renouvelables que les lichens (mais ce n’est pas le cas de toutes, comme le pétrole notamment). Toutefois, l’enseignement fourni par le cas du renne à Saint-Matthew reste à prendre en considération : aucune population ne peut croître indéfiniment.

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 545-547

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Nous…. Et les autres ; Diamond

A l’instar des hyènes appartenant aux clans de Scratching Rock et de Mungi, les êtres humains ont jadis pratiqué une double norme de comportement : de puissantes inhibitions leur interdisaient de tuer l’un des « leurs», mais rien ne les empêchait de tuer les « autres», lorsque cela pouvaient se faire en toute sécurité. Le génocide était envisageable dès lors qu’existait cette dichotomie, indépendamment de savoir si celle-ci découlait d’un instinct génétique programmé ou d’une forme d’étique propre à l’homme. De nos jours encore, nous faisons tous durant l’enfance l’apprentissage d’un certains nombre de critères arbitraires, en fonction desquels nous classons les êtres humains de façon dichotomique, les uns étant jugés respectables, les autres méprisables. Je me rappelle une scène vécue à l’aéroport de Goroka sur les hautes terres de Nouvelle-Guinée : j’étais en compagnie de mes aides de terrain, des Néo-Guinéens appartenant à l’ethnie des Tudawhe, qui se tenaient gauchement, avaient les pieds nus et portaient des chemises déchirées, lorsque s’approcha un blanc mal rasé, crasseux, le chapeaux cabossé enfoncé sur les yeux, parlant avec un fort accent australien. Avant même qu’il ait commencé à se moquer méchamment de mes assistants, les traitants de «clodos noirs, qui seront bien incapable de gérer ce pays avant un siècle», je me surpris à penser que ce péqunot australien devrait retourner s’occuper de ses foutus moutons. L’un et l’autre, spontanément, nous nous étions fondés sur des caractéristiques globales saisies d’un coup d’oeil.

Avec le temps, cette dichotomie de classement des êtres humains est devenue de plus en plus inacceptable comme base d’un code éthique. Il s’est, au contraire, développé une tendance à respecter, au contraire, développé une tendance à respecter, au moins en paroles, une morale universelle en fonction de laquelle tous les êtres humains doivent être traiter selon les mêmes règles. La pratique du génocide est donc devenue contradictoire avec cette morale universelle. Mais, au siècle dernier, ce n’était pas encore le cas. Quand le général argentin Julio Argentino Roca ouvrit les pampas à la colonisation par les européens en exterminant impitoyablement les Araucans, les Argentins, enchantés et reconnaissants, l’élirent comme président de la république en 1880.

Des mécanismes de défense existent chez les exécuteurs. Ainsi, la plupart des personnes qui adhèrent à la morale universelle considèrent, cependant, que l’autodéfense est toujours justifiée. C’est une justification commodément élastique, car il est pratiquement toujours possible d’induire les «autres» à faire quelque acte à partir duquel il sera légitime d’invoquer l’autodéfense. Par exemple, les Tasmaniens ont fourni une excuse toute trouvée aux colons blancs qui les ont exterminés : ils ont tué, au total, cent quatre-vingt-trois de ces derniers en trente-quatre ans, estime-t-on (faut-il rappeler qu’ils ont eux-mêmes été les victimes d’un nombre bien plus grand d’actes violents, comprenant des mutilations, des enlèvements, des viols et des meurtres?). Hitler a invoqué l’autodéfense lorsqu’il a déclenché la seconde guerre mondiale, simulant une attaque d’un poste frontière allemand par le Polonais.

Une seconde justification traditionnellement invoquée tient au fait que les victimes ne pratiquent pas la «bonne» religion , n’appartiennent pas à la bonne race ou ne partagent pas la bonne opinion politique, à l’encontre du groupe des exécuteurs, ou bien encore que ce dernier représente le progrès ou un stade plus élevé de la civilisation. Lorsque j’étais étudiant à Munich, en 1962, des nazis non repentis m’ont encore expliqué que les allemands avaient été obligés d’envahir la Russie, puisque le peuple russe avait adopté le communsime. Mes quinze aides de terrain dans les Monts Fakfak de Nouvelle-Guinée me semblaient parfaitement semblables les uns aux autres, jusqu’à ce qu’ils entreprennent de m’expliquer lesquels étaient chrétiens, lesquels étaient musulmans, et pourquoi les premiers (ou les seconds) étaient irrémédiablement des êtres humains de second rang. Il existe une hiérarchie presque universelle admise dans les domaines des jugement de valeur, en fonction de laquelle les peuples dotés de l’écriture et d’une métallurgie développée (par exemple, les colons blancs en Afrique) se considèrent supérieurs aux peuples pasteurs (par exemple les Tutsis ou les Hottentots), lesquels se perçoivent supérieurs aux peuples d’agriculteurs (par exemple, les Hutus), lesquels s’estiment supérieurs aux chasseurs-cueilleurs (par exemple, les Pygmées ou les Bochimans).

Finalement, au regard de notre morale, les êtres humains et les animaux n’ont pas la même valeur. Par suite, les responsables de génocides à notre époque appliquent fréquemment à leurs victimes un registre animalier, afin de justifier leurs actes : les nazis considéraient les juifs comme de la vermine ; les colons français d’Algérie appelaient le musulmans des «ratons» ; les paraguayens d’origine européenne décrivaient les Indiens Aché (des chasseurs-cueilleurs) comme des rats féroces ; les Boers appelaient le Africains des «bobbejaan» (babouins) et les Nigérians du nord «civilisés» tenaient les Ibos pour des parasites1.

1 : En Anglais de nombreux noms d’animaux sont utilisés comme adjectifs péjoratifs («ape» [singe] ; «bitch» [chienne] ; «cur» [roquet] ; «dog» [chien] ; «ox» [bœuf] ; «rat» [rat] ; «swine» [cochon] N.d.T.)

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 523-526

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