L’idée d’un «sexe unique» n’est pas nouvelle, loin s’en faut. Dans La fabrique du sexe1»,l’historien américain Thomas Laqueur a montré qu’il a fallu attendre le XVIIIeme siècle pour voir apparaître le modèle à «deux sexes», que certains, aujourd’hui, pensent universel. Auparavant, régnait le modèle du «sexe unique» : on tenait les différences anatomiques entre les sexes pour négligeables, en vertu d’une conception unitaire (héritée d’Aristote et de Galien), attribuant à la femme des organes génitaux mâles, mais rentrés à l’intérieur, signe de leur infériorité. Galien, écrit Thomas Laqueur, «s’attache longuement à démontrer que les femmes était au fond des hommes chez qui un défaut de chaleur vitale – de perfection – s’était soldé par la rétention, à l’intérieur, de structure qui, chez les mâles, sont visibles au-dehors». Malgré cette hiérarchisation, la similitude des sexes conférait aux hommes et au femmes une même aptitude à la jouissance, jugée indispensable à la procréation. Le genre était considéré comme premier, le sexe comme secondaire.
Ce paradigme dominera l’histoire des sciences jusqu’à l’élaboration d’un modèle concurrent au XVIIIe siècle : les deux sexes deviennent alors incommensurables». Le modèle hiérarchique cède la place au modèle de la différence raciale, qui prive la femme de sa jouissance, soudain devenue étrangère (voire nuisible) à la procréation. Le sexe biologique devient fondateur, et le genre ne fait plus que l’exprimer. L’immense mérite du travail (considérable) de Thomas Laquier est d’avoir montré que l’idée du binarisme était, historiquement, tardive, et d’avoir repéré les motifs idéologiques ayant présidé à sa théorisation. Un homme est un homme, une femme est une femme, et c’est cette différence indépassable qui légitime toute les incapacités et les interdits imposés au «sexe faible».
Une fois identifiée l’historicité du modèle à deux sexes, reste à savoir s’il en existe un autre, qui ne nous ramène pas à la hiérarchie d’Aristote et de Galien. Car il n’est, évidemment pas question de revenir à leur schéma du sexe unique, fondé sur l’idée d’une supériorité essentielle de l’homme sur la femme. Mais que lui substituer ?
L’hypthèse du continuum non hiérarchisé est séduisante et surtout féconde. Elle permet d’imaginer que la distribution des caractères sexuels se fasse le long d’une ligne horizontale, incluant des centaines de gradations situées entre les deux pôles. Pour en donner une vision très schématique, limitée aux traits superficiels, il y aurait, à une extrémité, la femme hyperféminine (type Vénus de Botticelli), et, à l’autre extrémité, l’homme hyperviril (type Hercule). À mesure que l’on s’éloignerait du pôle Vénus, le corps, les attaches, et la peau s’épaissiraient, la voix deviendrait plus grave, la pilosité plus importante, etc. Vers le milieu de la ligne, des deux côtés du point zéro, on trouverait des individus physiquement assez semblables les uns aux autres. En poursuivant sur la droite, on aurait des hommes de plus en plus grands, forts et musclés, jusqu’à l’archétype du super-héros, à l’extrémité de la ligne.
Le problème est, évidemment, celui du point zéro : en théorie ce devrait être le passage d’un sexe biologique à l’autre. Mais nous venons de voir que la notion même de «sexe biologique» est une réalité plus complexe qu’il n’y paraît, puisqu’elle inclut de nombreux marqueurs, chromosomiques, hormonaux, gonadiques, anatomiques, reproductifs… Comme l’écrit Christine Delphy, « on ne trouve pas ce marqueur (le sexe) à l’état pur, prêt à l’emploi… pour se servir du sexe, qui est composé, selon le biologistes, de plusieurs indicateurs, plus ou moins corrélés entre eux, et dont la plupart sont des variables continues susceptibles de degrés, il faut réduire ces indicateurs à un seul, pour obtenir une classification dichotomique […]. Cette réduction est un acte social2». Il faut donc envisager ce point de passage non plus comme un «acte social», mais comme un choix subjectif, non plus comme une frontière, gardée par des douaniers exigeants, chargés d’exhiber ses organes génitaux, mais comme un lieu ouvert, accueillant, où chacun trouve sa place, avec le corps que la nature lui a donné, et la liberté de faire des aller-retour, sans passeport, des deux côtés de l’ancien mur. Dans ce modèle, il n’est plus obligatoire de passer par la chirurgie du sexe (le «passeport») pour changer de genre aux yeux de la loi. En France, la loi J213, adoptée en 2016, va dans ce sens : la procédure de demande de changement de sexe à l’état civil est désormais démédicalisée. L’individu n’a plus à justifier d’avoir subi des traitements médicaux, une opération ou une stérilisation pour faire modifier la mention relative à son sexe dans les actes officiels. On passe ainsi d’un système où le sexe prévaut sur le genre à un système où le genre prévaut sur le sexe.
1 : Thomas Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le genre et le corps en Occident, trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Gautier, Paris, Folio Essais, 2013
2 : Christine Delphy, L’ennemi principal, t. II, penser le genre, op. Cit.
3 : La loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, dite J21, a assoupli et simplifié certaines démarches à l’état civil.
Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 377-379