L’état, Tainter

Tout d’abord, les États sont territorialement organisés. Cela revient à dire que la qualité de membre est au moins en partie déterminée par la naissance ou la résidence dans un territoire, plutôt que par des relations familiales réelles ou fictives. Pour illustrer cela, comme le notait Sir Henry Summer Maine, on trouve la transformation du titre mérovingien «Roi des Francs» et titre capétien «Roi de France»1. La base territoriale reflète et influence en même temps la nature de la qualité d’État2.

Les états diffèrent de nombreuses manières des sociétés tribales relativement complexes (par ex. : les chefferies traditionnelles). Dans les états, une autorité dirigeante monopolise la souveraineté et délègue tout le pouvoir. La classe dirigeante tend à être professionnelle et est largement dissociée des liens de la parenté. Cette classe dirigeante fournit le personnel du gouvernement, qui est une organisation spécialisée de prise de décision ayant le monopole de la force et le pouvoir d’enrôler pour la guerre ou le travail, lever et collecter les impôts, et décréter et faire appliquer les lois. Le gouvernement est légitimement constitué, c’est-à-dire qu’il existe une idéologie commune traversant la société et servant en partie à en valider l’organisation politique. Et, bien sûr, les états sont généralement plus grands et plus peuplés que les sociétés tribales, si bien que la catégorisation sociale, les clivages et la spécialisation sont à la fois possibles et nécessaire3.

Les états ont tendance à être extraordinairement préoccupés par le maintien de leur intégrité territoriale. C’est effectivement l’une de leurs caractéristiques primordiales. Ils sont le seul type de société humaine que ne subisse généralement pas de cycles de formation et de dissolution à court terme4.

Les états sont intérieurement différenciés, comme cela est clairement illustré au début de cette section. La différenciation professionnelle est un aspect essentiel et se reflète souvent dans les modèles d’habitations5. Emile Durkheim6, dans un ouvrage classique, a reconnu que l’évolution des sociétés, passant de primitives à complexes, était le théâtre de la transformation des groupes, passant d’une forme organisée, sur la base de ce qu’il a appelé la «solidarité mécanique» (homogénéité, absence de différentiation culturelle et économique entre les membres d’une société), à une forme basée sur la «solidarité organique» (hétérogénéité, différentiation culturelle et économique, nécessitant l’interaction et une plus grande cohésion). La solidarité organique s’est accrue tout au long de l’Histoire et est une forme prépondérante d’organisation des états.

En raison de leur extension territoriale, les états sont souvent différentiés, non seulement sur le plan économique, mais aussi culturel et ethnique. On pourrait dire que les homogénéités économiques et culturelles sont opérationnellement liées à le centralisation et à l’administration, qui sont les caractéristiques déterminante des états7.

1 : Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968, p. 6

2 : Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940, p. 10 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, 1978a, The early state : Theories and Hypotheses. In The early State, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 21 ;

3 : Carneiro Robert L., The Chiefdom : Precursor of the state. In The Transition to Statehood in the New World, edited by Grant D. Jones and Robert R. Kautz, Cambridge University Press, Cambridge, 1981, p. 69 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, 1978a, The early state : Theories and Hypotheses. In The early State, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 21 ; Flannery Kent V., The cultural evolution of civilizations. Annual Review of ecology and systematics 3, 1972, pp. 403-404 ; Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940 ; Johnson Gregory J., Local Exchange and early state development in Southwestern Iran. Museum of Anthropology, University of Michigan, Anthropology papers 51, 1973, pp. 2-3 ; Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968, p. 6

4 : R. Cohen. Introduction. In Origins of the State. The Anthropology of political evolution, edited by Ronald Cohen and Elman R. Service, Institute for the study of human issues, Philadelphia, 1978, p. 4 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, Limits. Beginning an end of the early state. In The early state, 1978,edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 632 ;

5 : Flannery Kent V., The cultural evolution of civilizations. Annual Review of ecology and systematics 3, 1972, pp. 403

: Emile Durkheim, The division of labor in society (translated by George Simpson), Free Press, Glencoe, 1947

7 : Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940, p.9

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 30-31

Rendement et productivité ; Bihouix

Faisons d’abord une mise au point, car on met souvent derrière l’augmentation de la productivité agricole un peu de tout, de la révolution verte à la baisse du nombre d’agriculteurs un passant par les bienfaits de la mécanisation. Or il ne faut surtout pas confondre le rendement et la productivité (voir figure ci-dessous)

Productivité et rendement
L’age des Low Tech , Philippe Bihouix, p. 174

Le rendement agricole, c’est la production par hectare. Celui-ci dépend de la nature des sols et des climats, et en premier lieu de l’espèce cultivée. Il peut augmenter grâce à la sélection des variétés, aux méthodes de culture, à l’utilisation d’engrais pour favoriser la pousse, de pesticides pour réduire les pertes.

La productivité agricole, c’est la production par travailleur. Celle-ci dépend de la surface que peut cultiver un travailleur, multipliée par la production par unité de surface, c’est-à-dire le rendement. À rendement constant, la productivité augmente en passant de la culture manuelle à la traction animale, puis à la mécanisation, qui permet de cultiver toujours plus d’hectares avec moins de monde.

Lorsque l’on parlera de coût de revient, de prix, de compétitivité de notre agriculture dans un système mondialisé, c’est la productivité qui nous intéressera. Mais si l’on veut nourrir la planète, quel que soit le nombre de bras mis au travail pour cela, c’est bien de rendement surfacique qu’il faudra parler.

Et justement, la productivité continue à augmenter, tant dans les pays « développés» que dans les pays «émergents», par une mécanisation toujours plus lourde (tracteurs et engins plus puissants et plus sophistiqués, guidage GPS) et par l’augmentation de la taille des parcelles, et, globalement, des exploitations agricoles toujours moins nombreuses. Tandis que le rendement par hectare, lui, commence à stagner pour certaines cultures, voir l’exemple du blé tendre en France depuis une quinzaine d’années. Le «miracle» de l’agriculture des dernières années – en tout cas en France – c’est de produire à peu près la même quantité avec moins de personnel, c’est tout. Mais cela au prix de déboires environnementaux (algues vertes, sols épuisés, déforestations tropicales…) et sociétaux (désertification des campagnes, suicide de paysans, augmentation du chômage…).

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 174-176

«L’effet parc» ; Bihouix

Bien sûr des innovations techniques peuvent apparaître et se développer : il peut d’agir de nouveaux produits (comme les isolants plus performants pour les habitations) ou de procédés indistriels plus efficaces (plus économes en énergie ou en intrants, ou moins polluants). Mais on se heurte à un problème d’échelle, à un «effet parc» : comment assurer, assez rapidement, le remplacement de l’existant et le déploiement généralisé des nouvelles technologies ?

De 10 à 20 ans sont nécessaires pour que l’ensemble du parc automobile se renouvelle, et donc atteigne le niveau de la dernière norme en vigueur. Dans le bâtiment, il faudra des décennies, voire un siècle, même à un rythme accéléré de rénovation urbaine et d’isolation thermique, pour arriver à un niveau de consommation énergétique acceptables sur l’ensemble du parc existant. Sans compter que de très nombreux bâtiments (qui font souvent partie de notre patrimoine historique) ne pourront jamais atteindre ces niveaux acceptables, car ils n’ont pas été conçus pour (pas d’isolation par l’extérieur notamment)… à moins de renoncer tout simplement à les chauffer correctement !

Quant aux procédés industriels plus efficaces, on se heurte à la question de la valeur comptable des installations existantes, qui doivent être amorties avant d’être modifiées. Deux exemples sont particulièrement parlants.

  • Les centrales électriques à charbon «classiques» ont un rendement l’ordre de 35 à 40% (conversion de l’énergie du charbon en électricité). Il existe depuis plusieurs années des centrales dites supercritiques ou ultra-supercritiques, dont le rendement monte jusqu’à 45 voire 50 % (un gain littéralement énorme). Cependant, elles sont plus coûteuses, donc pas forcément intéressante à installer. La plupart des centrales chinoises récentes (dans les années fastes comme 2007-2008, la Chine en installait une par semaine, soit la capacité électrique de la France, nucléaire compris, chaque année) sont de type classique. Vu la durée de vie de ces centrales, il ne faut donc pas espérer de gain de rendement et d’économies d’émission de CO2 avant des décennies.
  • Certains techniciens et experts pétroliers poussent au développement de la technologie de captage par séquestration du CO2 : il s’agit de récupérer les émissions des centrales électriques et grosses usines (cimenteries, hauts-fourneaux) pour stocker dans des aquifères salins ou d’anciens champs pétroliers et gaziers. C’est ce que l’on appelle le charbon propre (délicieux oxymore). Il y a des pertes de rendement (pour capter, transporter, compresser le gaz) et potentiellement des risques, mais cette technologie est vue par les plus hautes instances internationales comme un levier contre le changement climatique, puisque les besoins en électricité vont croissant et que le charbon est incontournable. Mais, entre le temps de mise au point de la technologie et la durée de vie de chaque centrale, il est probable que le siècle sera sérieusement entamé avant qu’il y ait le moindre effet significatif.

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 72-74

Déconstuire la binarité de notre pensée ; Gazalé

L’opération de déconstruction préconisée par Derrida consiste d’abord à critiquer la rigidité d’une telle grille ( découpage artificiel du réel en concept de masculin/féminin qui marginalise ou évacue tout ce qui ne s’inscrit pas dans cette opposition binaire) et à dénoncer l’ordre hiérarchique qu’elle impose pour neutraliser les dyades, les déplacer et créer de nouveau concepts. Les catégories par lesquelles nous pensons le monde étant accusées d’être des «fictions» renvoyant à l’illusion de la maîtrise, de la totalité et de la verticalité, il s’agit de leur substituer une façon de penser non binaire, transversale, horizontale, ouverte, ramifiée, capable de s’ouvrir au multiple, à l’irrationnel, au discontinu, à l’indéterminé, au singulier, au fragmentaire et au changement.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 381

Nouvelle définition de l’Homme ; Laborit.

l faut propager au plus vite cette notion que l’homme « n’est » pas une force de travail, mais une structure qui traite l’information et qui se trouve être également une source nouvelle d’information. Qu’une partie de celle-ci lui serve à transformer la matière et l’énergie aboutisse à la création d’objets, que ceux-ci aient avant tout une valeur d’usage, avant d’avoir une valeur d’échange, cette dernière assurant d’abord le maintien de la dominance, est admissible. Mais que cette information que sécrète son cerveau imaginant lui serve exclusivement à produire des objets, des marchandises, c’est là qu’est l’erreur fondamentale qu’ont entretenue les idéologies socio-économiques contemporaines. Il est grand temps que l’homme réalise que cette information doit avoir avant tout pour objet la création d’informations-structures sociales qui ne soient plus centrés sur le processus de production matérielle. Puisque la masse et l’énergie ont perdu une grande partie de leurs secrets, n’est-ce pas les secrets de l’information-structure biologico-sociale qui doivent être la plus pressante des préoccupation ? Après avoir passé des siècles à étudier scientifiquement, c’est-à-dire expérimentalement la matière inanimée, ne serait-il pas temps qu’il commence de la même façon à étudier, enseigner, généraliser, diffuser les lois structurales de la matière vivante jusqu’aux ensembles humains, en abandonnant à son sujet les discours interprétatifs concernant le signifié dans l’ignorance où il était du signifiant ?

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg 329-330

Nouveau sens du mot « Politique » ; Laborit

Mais il faut s’entendre sur le sens à donner au terme « politique ». Nous n’avons pas l’intention de le réduire au sens où il est généralement entendu de nos jours quand quelqu’un vous dit : « Vous savez moi je ne fais pas de politique. » Il ne s’agit pas d’adhérer ou non aux idées défendues par un parti, encore moins d’accepter ou de critiquer l’action d’un homme politique. Mais il s’agit par contre d’apprendre à connaître les bases générale du comportement de l’homme en situation sociale, les causes qui ont abouti à la structure présente de ses sociétés, les rapports économiques et culturels existants entre elles, et leurs mécanismes. Pour aller jusqu’au paradoxe, je serais tenté de dire que biologie et politique devraient être à peu près synonymes. Il s’agit donc de faire de la politique une science qui ne serait pas uniquement langagière, et dont les modèles conceptuels seraient suffisamment ouverts sur toutes les disciplines scientifiques contemporaines pour que l’expérimentation, lorsqu’elle est faite, ne risque pas d’aboutir, comme ce fut le cas jusqu’ici, à l’échec.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg 325-326

Hypothalamus, système limbique,cortex imaginant; Laborit

S’il existe une certitude humaine contemporaine, que la « pensée »globale de nos grands ancêtres ne percevait pas encore, c’est que l’action ne peut continuer à être guidée seulement par l’hypothalamus instinctif ou les automatismes limbiques, mais a tout intérêt à contrôler ceux-ci par le cortex imaginant. A partir de là, si la révolution est nécessaire, pourquoi pas ?

Hypothalamus : contient les centres essentiels de la vie végétative. Leurs principales fonctions sont la régulation de l’équilibre hydrique (soif), thermique, du métabolisme des glucides et des lipides, de la pression artérielle, de la fonction pigmentaire et hypnotique. Ils gouvernent également la fonction hormonale des glandes génitales…. Région la plus primitive du cerveau, la plus ancienne, où sont programmés de façon innée les comportements les plus immédiatement indispensables à la survie, ceux qui assurent directement le maintien de l’homéostasie.

Système limbique : région du cerveau apparue avec les vieux mammifères (hérisson) et nécessaire à la mémoire, elle-même indispensable à l’affectivité et l’apprentissage. Le système limbique est donc à la base de l’acquisition des automatismes aussi bien gestuels que conceptuels.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard. Pg293

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Ce que devrait être l'éducation ! ; Henry Laborit ; La nouvelle grille.

Elle doit à chaque instant se plaquer sur la vie, la pénétrer, s’y incorporer. Et non pas la vie professionnelle seulement, mais la vie tout court. Celle de tous les jours, celle de la poignée de main, du journal qu’on lit le soir en rentrant, du problème familial ou social que l’on doit résoudre, celle des rapports internationaux. Elle ébranle toutes les valeurs, des plus évidentes aux plus discutables. Elle remet tout en cause inlassablement. Elle pousse à la révolte contre les préjugés, les concepts éculés, les vérités premières, les « essences », les certitudes admirables, les morales, les éthiques, contre les mots, tous les mots, s’ils ne conduisent pas à écrire un poème et quand celui-ci est écrit, à déchirer la feuille qui l’a accepté. La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard. Pg 274]]>

Code moral; Wright ; l'animal moral.

Vu sous l’angle du nouveau paradigme darwinien, un code moral est un compromis politique modelé par des associations concurrentes, qui pèsent sur lui de tout leur poids. C’est en ce sens seulement que l’on peut dire des valeurs morales qu’elles viennent d’en haut : elles sont démesurément façonnées par les diverses parties de la société qui détiennent le pouvoir. L’animal Moral, Psychologie évolutionniste et vie quotidienne ; Robert Wright ;Folio Documents ; Pg 532]]>

L'information circulante-2 ; Henry Laborit ; La nouvelle grille.

L’information circulante, celle qui devrait être propagée à l’ensemble de l’information-structure humaine de l’entreprise, concerne l’ensemble des problèmes généraux envisagés depuis le début de cet ouvrage, en particulier les notions : de structure, d’information, d’ensembles, de systèmes ouverts ou fermés, de finalité, des sous-systèmes et des systèmes que les patrons eux-mêmes ignorent puisqu’ils travaillent sur un système fermé. Elle concerne aussi les rapport de ces notions structurales avec celles de masse et d’énergie, et celles ayant trait aux mécanismes biologiques des comportements humains en situation sociale. Cet apport est sans doute beaucoup plus fondamental que tout acquis purement professionnel plus ou moins spécialisé, car il est la base d’un comportement politique, à l’origine de l’ouverture du système fermé de l’organisme individuel dans un groupe fonctionnel ouvert lui-même verticalement et horizontalement dans des ensembles sociaux de complexité croissante. La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard. Pg 236]]>