Prenons un exemple concret. Une usine de bouchons comprend un certain nombre d’individus, remplissant chacun une fonction spécifique dans l’entreprise, mais pouvant se réunir en groupes fonctionnels, en dehors de toute hiérarchie professionnelle, si l’information circulante circule correctement. Nous allons voir en quoi cette information circulante consiste. Cet aspect sociologique représente l’information-structure de cette entreprise de bouchons. Elle possède aussi des machines remplissant un certain rôle. Notons que ces machines prolongent l’homme, parfois même le remplacent, sans pour autant posséder un pouvoir hiérarchique, ce qui montre en passant que l’on peut remplir une certaine fonction sans que celle-ci soit assortie d’un pouvoir hiérarchique. Ces machines font d’ailleurs partie de l’information-structure de l’usine de bouchons. Comme l’homme, elles exigent pour fonctionner, de l’énergie. L’homme la trouve sous forme alimentaire et plus largement aujourd’hui sous forme de tout ce qui est nécessaire à l’assouvissement de ses besoins fondamentaux. Cette énergie pour la machine peut être hydraulique, électrique ou fossilisée (fuel, charbon, etc.). Le rôle de ces machines comme celui de l’homme qu’elles remplacent ou qu’elles « perfectionnent » sera de transformer une matière brute en un produit plus élaboré, plus informé. Cette information sera celle fournie par les techniciens ayant imaginé leur structure, l’ayant programmée et qui n’appartiendront que rarement au personnel de l’usine mais à une autre classe fonctionnelle en relation de complémentarité. Énergie et matières premières nécessaires à l’utilisation efficace des machines et des hommes représentent l’aspect économique de cette entreprise. L’effecteur usine de bouchons, dont la structure est constituée par des machines et les hommes, suivant certaines relations qui déterminent justement cette structure, produit un certains effet : des bouchons. Pour cela, certains facteurs sont indispensables. Ce sont toujours les mêmes : énergie, masse (matière première) et information circulante. Or, cet effecteur peut fonctionner en régulateur et dans ce cas l’information circulante, provenant de l’extérieur du système, serait inutile : la quantité d’énergie et de matières premières (liège) suffirait à limiter le production de bouchons (feed-before) ou inversement si la production était fixée une pour toutes à une valeur donnée c’est elle qui régulerait par feed-back la quantité d’énergie et de matières premières à utiliser. Mais la finalité de cette usine de faire des bouchons, de cette structure fermée, va s’ inclure dans une autre finalité, dans une autre structure, ce qui va lui permettre de s’ouvrir. En réalité, il n’en est pas toujours ainsi et si la production de bouchons n’est qu’une finalité seconde, la finalité première étant de faire du profit et d’accroître l’importance de l’entreprise pour en faire un monopole, on peut imaginer qu’une publicité bien faite puisse faire consommer du bouchon non plus simplement pour boucher les bouteilles, mais par exemple pour faire des colliers, des boucles d’oreilles, en en créant une mode par ailleurs parfaitement inutile, ou des mobiles imitant ceux de Calder1, en faisant miroiter à l’utilisateur la possibilité originale de les tailler à sa guise, ce qui développera sa personnalité, etc. Il s’agit bien alors d’une structure fermée, véritable tumeur à croissance incontrôlée qui cependant trouvera toujours, du fait qu’il s’agit d’une entreprise humaine, un discours pour défendre son existence et sa productivité. Grâce au développement de l’industrie du bouchon un nombre de plus en plus grand de travailleurs va trouver du travail, non seulement dans l’entreprise, mais dans celle qui fabriquent des machines à faire des bouchons, le produit national brut va s’accroître, et si la publicité à l’étranger est bien faite, les exportations croissantes de bouchons feront rentrer des devises, et porteront très haut le flambeau de notre génie national. Un marché très important peut être développé dans les pays sous-développés où les colliers en bouchons pourraient remplacer avantageusement ceux en coquillages pour peu que l’on fasse valoir qu’ils sont insubmersibles. Si le patron d’une telle entreprise de bouchons fait construire quelques cafétérias pour ses ouvriers, des crèches ou des terrains de sport et les paye correctement, il sera un bon patron. Sa réussite sociale lui vaudra la légion d’honneur ou pour le moins l’ordre du Mérite, s’il sait se réserver quelques appuis politiques locaux ou régionaux. Mais au lieu d’une telle structure fermée, nous avons vu que l’on peut imaginer une structure ouverte. Dans ce cas, ce régulateur, structure fermée sur elle-même, se transforme en servomécanisme. Les bouchons seront utilisés par exemple pour boucher des bouteilles. Ce sera donc l’industrie de la bouteille, qui l’informera de ses besoins. Elle ne lui donnera aucun ordre, elle lui fera savoir simplement que l’industrie de la bouteille en expansion ou en régression a besoin d’une quantité donnée de bouchons par mois. Mais l’industrie de la bouteille peut également être une structure fermée comme nous en avons envisagé la possibilité pour l’industrie du bouchon et faire dans ce cas des bouteilles pour vendre des bouteilles envers et contre tout. Mais elle peut aussi s’ouvrir par inclusion dans les ensembles industriels plus grands produisant des liquides pour remplir les bouteilles, etc. Dans chaque cas, la structure fermée s’ouvre sur un ensemble plus complexe par apparition d’un servomécanisme d’une information venant de l’extérieur du système régulé. Dans ce cas on comprend que l’approvisionnement énergétique et en matières premières ne sera plus commandé seulement par la motivation du profit et de l’expansion systématique mais par une fonction à remplir qui participe à celle d’un ensemble plus complexe. Or ceci n’est possible que si la finalité du plus grand ensemble, que nous avons considéré dans ce cas national, mais que l’on peut faire remonter jusqu’à l’espèce n’est pas elle-même fondée sur l’expansion, pour accroître le profit et permettre le maintien des hiérarchies professionnelles de dominance. On peut objecter que l’offre et la demande, les désirs des consommateurs de bouchons, de bouteilles ou de liquides,… sera la condition fondamentale de cette expansion. Nous savons bien malheureusement et nous nous sommes déjà étendus sur ce sujet, que l’on ne désire que ce que l’on connaît et qu’un homme du paléolithique n’aurait pas souhaité posséder des bouchons.
1 : Alexander Calder, sculpteur et peintre américain (1898-1976) né à Lawnton près de Philadelphie est surtout connu pour ses mobiles. (wikipédia)
La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.
Pg 232-235]]>