Les coups portés à la «Raison»-2; Gazalé

À cette crise des fondements philosophiques de la connaissance, qu’Edgar Morin a appelée «crise ontologique du réel», va bientôt s’ajouter une crise politique, celle des grandes démocraties européennes, qui vent trahir les idéaux pacifistes promus par les Lumières en se livrant l’une des guerres les plus meurtrières et les plus absurdes de tous les temps. Le rêve de paix des philosophes s’achève avec la mobilisation massive de la jeunesse européenne à l’été 1914, preuve qu’il était bien moins enraciné dans les consciences que le mythe du guerrier, venu du fond des âges, avec lequel il entendait rompre. Un siècle de militarisation forcenée de l’Europe aura eu raison de la Raison.

Les 70 millions de jeunes gens qui partent alors pour le front, la fleur au fusil, n’ont pas conscience de s’engager dans une guerre d’un genre totalement inédit. La puissance nouvelle du feu, des obus, la violence inouïe des combats1, vont modifier en profondeur l’ethos guerrier, comme l’explique l’historien Stéphane Audouin- Rouzeau dans «La grande guerre et l’histoire de la virilité2». Un siècle auparavant, le soldat, fier de son uniforme rutilant et de son couvre-chef, s’avançait debout sur le champ de bataille en bravant les projectiles. Cette mise en scène est révolue. Le combattant des tranchées, tel que l’a immortalisé Henri Barbusse dans Le Feu, rampe au sol dans une tenue terne et couverte de boue. Et surtout, il crève de faim, de froid et de «trouille», continûment, pendant des semaines et des semaines. «Voilà ce que je suis : un type qui a peur, une peur insurmontable, une peur à implorer, qui l’écrase […], j’ai peur au point de ne plus tenir à la vie. D’ailleurs je me méprise. […] J’ai honte de cette bête malade, de cette bête vautrée que je suis devenu, mais tous les ressorts sont brisés. J’ai une peur abjecte. C’est à me cracher dessus3», écrit le romancier Gabriel Chevalier dans La peur. Puis ce sont ces milliers de corps éventrés, mutilés, brûlés, ces «gueules cassées», ces moignons purulents (si bien représentées par le peintre Otto Dix), qui provoquent l’effroi et font apparaître une impuissance et une vulnérabilité nouvelles, propres à démonétiser irréversiblement le mythe de la virilité guerrière.

La paix revenue, les soldats rescapés subissent une autre terrible humiliation, qui vient s’ajouter à celle de leur corps amoché : ils sont traités de lâches, par opposition aux braves qui, eux, sont morts au combat. Comme l’écrit André Rauch, «la guerre a fait le tri entre les hommes : elle a éliminé les plus courageux et a rendu à la société civile ceux qui ont fui ou rampé sans s’exposer au feu4». Les défunts sont des héros couverts de gloire, les survivants des déchets voués au déshonneur.

1 : Voir le captivant Au revoir là-haut de Pierre Lemaître, Paris, Le livre de poche, 2013

2 : Stéphane Audouin, « La grande guerre et l’hstoire de la virilité», in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire de la virilité, t. I, op. Cit.

3 : Gabrielle Chevalier, La Peur, Paris, Le livre de poche, 2010

4 : André Rauch, Histoire du premier sexe, op. Cit.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 390-391

Aventure du développement énergétique ; Bihouix

Commence la grande aventure de la révolution industrielle et du développement des forces productives, l’Angleterre qui exporte son charbon dans le monde entier, les corons du Nord, puis viennent les temps du pétrole, du gaz, enfin de l’hydroélectricité et du nucléaire… Grave simplification due à notre représentation collective d’un progrès technique forcément linéaire, car nous sommes en fait jamais sortis de l’âge du charbon. Depuis la première tonne extraite, la production et la consommation mondiales ont toujours augmenté , crise ou non : nous en sommes à une production de près de 7,7 milliards de tonnes par an en 2011 (charbon et lignite), ce qui fait du charbon la deuxième source d’énergie consommée (3,7 milliards de tonnes équivalent pétrole ou Gtep), juste après le pétrole (4,1 Gtep) et avant le gaz naturel (2,9 Gtep). Parmi les principaux pays consommateurs, on trouve, à côté de la Chine, des pays high tech comme les États-Unis et l’Allemagne.

Le pétrole n’est donc pas venu résoudre une pénurie de charbon, mais plutôt de baleine ! À la fin du XIXe siècle (l’exploitation du pétrole démarre en Pennsylvanie en 1859), une bonne partie de l’éclairage domestique, mais également publique, fonctionne encore à l’huile de baleine ou de cachalot. Moby Dick et ses amis rendent alors leur dernier souffle, car là aussi des innovations techniques et l’acharnement des capitaines Achab font des ravages : propulsion à vapeur et canon lance-harpons ont entraîné la quasi-extinction des baleines franches et des cachalots. Les rorquals, encore nombreux, sont jusque-là inaccessibles, car ils sont plus rapides et surtout coulent à pic après leur mort (mais ils connaîtront bientôt le même sort dans les premières décennies du XXe siècle grâce à d’autres innovations dans la pêche)1. Le pétrole est donc utilisé comme une huile, dont la production est plutôt artisanale : 30 000 puits en quelque sorte familiaux, requérant peu de moyens et d’investissements, produisent de l’ordre d’1 baril /jour chacun… Mais une nuit le l’hiver 1901, un puits éruptif, le gusher de Spindletop (Texas), triple brusquement l’ensemble de la production pétrolière aux États-Unis, il fallait trouver rapidement quelques débouchés… Le pétrole fut utilisé en partie pour la production électrique, mais ce fut surtout le déploiement vertigineux du moteur à explosion – en particulier à partir de 1908 avec le lancement du fameux modèle Ford T- qui permit de trouver un débouché à ce pétrole abondant et bon marché.

L’âge des Low Tech, Philippe Bihouix ; Anthropocène ; Seuil ; 2014 ; pp 30-32

La femme à Athènes; Gazalé

A Athènes, si gamos était un espace occupé par une épouse unique, en revanche, l’univers d’éros était celui de la multiplicité. Sans parler de l’appétit pour les éphèbes et la chair masculine, dont il sera question plus tard, le désir d’un sexe féminin accueillant trouvait à se satisfaire auprès des concubines (pallakè), des courtisanes (hétaïrè) et des prostituées (pornè). Celle des quatre figures (en comptant la gunè, l’épouse) dont le sort était le plus enviable était assurément l’hétaïrè. Tandis que la pornè était méprisée, que la gunè était vouée à l’ignorance, au silence et à l’invisibilité, tout comme la pallakè – trop pauvre pour être épousableet souvent juste vouée à fournir des enfants supplémentaires pour lutter contre la dépopulation – l’hétaïrè était une femme dont la compagnie était très recherchée. Elle était experte en jeux amoureux et appréciée pour sa conversation, à l’image de la belle Aspasie, une Milésienne1 à laquelle son statut d’étrangère permettait de jouir de grandes libertés, voire d’une réelle influence intellectuelle et politique, puisqu’elle ouvrit une école de rhétorique très réputée à Athènes et fut l’habile conseillère de Périklès (dont le nom signifie « entouré de gloire »), le plus grand stratège de l’antiquité grecque.

On retrouve ce clivage entre éros et gamos à Rome. L’historien Thierry Eloi2 nous apprend même que lorsqu’un homme prenait trop de plaisir avec sa femme, celle-ci pouvait aller s’en plaindre à son beau-père, qui se chargeait de réprimander son fils. Les maris considérés comme uxoriosis, c’est-à-dire trop ardents avec leur épouse, étaient traînés au tribunal où ils s’entendaient dire, dans le langage fleuri qui caractérise la Rome antique : « Si vous avez envie de vous vider les couilles, allez donc au lupanar ! » L’historien raconte à ce sujet une anecdote, célèbre à l’époque : Caton l’Ancien, austère citoyen romain, croise la route d’un jeune homme qui hésite à entrer dans un de ces lieux de débauche et lui assène : « Mais si, si, vas-y ! Il faut que tu y ailles car c’est la preuve que tu n’auras pas de comportement indécent avec ton épouse ! ».

1 : Danielle Jouanna, Aspasie de Milet, égérie de Périclès, Paris, Fayard, 2005

2 :Auteur, avec Florence Dupont, de L’érotisme masculin dans la Rome antique, Paris, Belin, 2013

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 165-166

Le Gynocide-2 ; Gazalé

Pour la fillette qui aura eu la chance de ne pas mourir in utero, la partie ne sera pas facile. Quand l’option choisie pour sceller son sort n’est pas, tout simplement, celle de l’abandon dans un orphelinat-mouroir, elle devra se faire discrète au moment des rituels de deuil qui accompagnent sa naissance, au poison versé dans le biberon, au grain de riz étouffeur ou au linge imbibé d’éther et grandir sans l’apport de protéinique et le suivi médical réservés à ses frères, pour ne parler que des traitements différentiels portant sur le droit à la vie et à la santé, les autres discriminations pouvant presque passer par comparaison, pour secondaires. Pourtant, le fait de ne pas avoir d’existence légale, comme c’est le cas de millions de petites chinoises, constitue aussi, outre un immense handicap en terme d’intégration sociale, un facteur important de risque sanitaire. Car comment soigner une petite fille qui n’a pas de nom ?

Mais le pire est à venir, quand elle sera devenue adulte, car au moindre prétexte, elle risque d’être victime d’un crime dit d’«honneur», comme 5000 autres femmes par an dans le monde. Dans un article intitulé «Au nom de l’«honneur» : crime dans le monde musulman1», la journaliste Sandiren Treiner, commentant un rapport alarmant2, précise «qu’il n’est en aucun cas besoin qu’une femme ait commis quelque acte jugé répréhensible pour être condamnée à mort». «Une suspicion ou une rumeur de «conduite immorale», sur simple allégation, suffit amplement, comme la fait de refuser un mariage arrangé ou de recevoir un appel téléphonique d’un homme. Dans quantité de pays au Moyen-orient, d’Asie du sud et d’Amérique latine, «la mort, sanction suprême, est décidée par le collectif famillial ou le conseil du village en vertu du droit coutumier et ne souffre aucune objection».

Il existe d’autres punitions que la mort, pas nécessairement plus clémentes d’ailleurs, dans certains cas peut-être même pire : il y a d’abord, bien sûr, les coups, surtout quand ils sont recommandés par les textes religieux, comme cette sourate du Coran : «Les femmes vertueuses sont obéissantes […] Et quand à celles dont vous craignez le désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elle dans leur lits et frappez-les» (sourate 4,34). On peut aussi opter pour le jet d’acide dans le visage, très prisé en Inde, au Pakistan et au Bengladesh, parce qu’il promet une défiguration rapide, infamante et irréversible. Mais la sanction la plus jouissive est celle qui consiste à réprimer la femme par la souillure et l’humiliation en la prenant de force.

1 : in Le livre noir de la condition des femmes, coordonné par Sandrine Treinet, postface de Françoise Gaspard, Paris, Points, 2007.

2 : Rapport sur des exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires présenté au conseil économique et social des nations unies et 1999.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 86-88

Le Gynocide ; Gazalé

La tradition judéo-chrétienne insistera toujours sur l’antériorité de la culpabilité d’Éve sur celle d’Adam. La première lettre de saint Paul apôtre à Timothée est parfaitement claire sur ce point:«Adam a été modelé le premier, et Ève ensuite. Et ce n’est pas Adam qui a été trompé par le serpent, c’est la femme qui s’est laissée tromper, et qui est tombé dans la transgression1.» Bien qu’elle été créée en second, c’est elle qui a péché la première. C’est à cause de son intempérance que le mal est entré dans le monde ; si elle n’avait pas poussé Adam à la désobéissance, il n’y aurait pas eu de chute, ni de perdition, ni damnation. La vie n’aurait pas été la succession ininterrompue de tragédies qu’elle est devenue depuis l’éviction du jardin d’Éden, paradis dans lequel l’homme vivait en harmonie avec Dieu en recueillant les fruits d’une nature bienveillante. Désormais, dit la Genèse, «la terre est maudite», le sol est aride, envahi de «ronce et d’épines», le labeur est pénible et la «sueur» dégouline du front du travailleur. À cause d’Ève. Elle est donc bien, comme dit l’Ecclésiaste, le «principe du péché2».

Or il ne s’agit pas de n’importe quel péché, mais du pire d’entre tous, le péché de la chair, comme nous l’apprendra, au Veme siècle, l’évêque Augustin d’Hippone ( Saint Augustin), qui va doter le péché originel d’un contenu proprement sexuel. Selon lui, le sexe faible est ontologiquement tentateur et fornicateur. Toutes les femmes sont suspectées d’être, à l’image de leurs lointaines aïeules, séductrices, rusées, insoumises et curieuses. S’installe alors une culture du soupçon, de la faute et du repentir qui enfermera durablement les femmes dans la forteresse invivable de la culpabilité. « Tu ignores qu’Ève, c’est toi ? Elle vit encore en ce monde, la sentence de Dieu contre ton sexe. Vis donc, il le faut, en accusée. C’est toi la part du Diable3», s’indigne le théologien chrétien Tertullien dans La toilette des femmes. Être une femme est en soi une indignité, comme le rappelle le Père de l’Église Clément d’Alexandrie dans Le Pédagogue : «La conscience de sa propre nature doit à elle seule engendrer la honte chez la femme4

Cette essence coupable de la Femme fera, pendant des siècles, les délices des confesseurs, dont l’office prendra une tournure nettement inquisitoriale avec l’injonction de l’aveu. Avoue ta faute, femme et accepte ta punition. Les femmes ont un tribut à payer, et c’est Dieu qui en a décidé ainsi : «J’augmenterai la souffrance de ta grossesse, tu enfanteras avec douleur5

Certes, elle n’avait pas attendu l’ancien testament pour souffrir et mourir en couches, mais à présent, la voici informées des raisons qui justifient un tel calvaire : elle expie ses fautes. D’où les nombreuses résistances des autorités religieuses aux différentes techniques d’accouchement sans douleur. La femme ne s’acquitte pas de sa dette, c’est trop facile d’accoucher sans souffrir ! Aussi le médecin personnel de la reine Victoria fut-il attaqué pour lui avoir offert un mouchoir imbibé de chloroforme afin de faciliter son huitième accouchement, contrevenant ainsi à la tradition séculaire, à laquelle aucune reine n’avait dérogé jusqu’alors, de l’accouchement naturel, c’est-à-dire affreusement douloureux.

Mais ce n’est pas tout. Il existe aussi des femmes hérétiques qui forniquent avec le diable, et qui finissent par avouer sous la torture. Façonné par les sermons terrifiants des clercs, l’éros médiéval sera hanté par la figure de la sorcière, cette créature obscène qui se livre à la masturbation et à l’orgie et qu’on accuse de s’être laissée sodomiser par l’énorme sexe, couvert d’écaille de Belzébuth. Dans le saint empire romain germanique, l’Inquisition livrera ainsi au bûcher, par milliers, d’innocentes femmes accusées de «fureurs utérines», de férocité sanguinaire et autres sabbats démoniaques. Comme les juifs, qui fabriquent des osties à partir du corps des enfants qu’ils capturent, les sorcières souillent les rites chrétiens et, à ce titre, méritent la peine capitale. Partout les religieux traquent la créature du diable — fille-mère, guérisseuse ou sage-femme6 — les plus zélés d’entre eux étant l’archevêque de Mayence (650 victimes entre 1601 et 1604) et celui de Cologne (2000 victimes) qui menèrent des politiques si violemment féminicides que l’on pourrait les qualifier de gynocides7. De quoi s’agit-il, en effet, sinon de l’extermination arbitraire d’un sexe par l’autre ?

Si les chrétiens ont, fort heureusement, cessé de persécuter les femmes avec le temps, ce n’est pas le cas de toutes les religions, comme le rappelle le percutant livre Bas les voiles!8, de la romancière Chahdortt Djavann. Aujourd’hui encore, dans certains pays musulmans, comme l’Iran, «une fille, dès sa naissance, est une honte à dissimuler puisqu’elle n’est pas une enfant mâle. Elle est en soi l’insuffisance, l’impuissance, l’infériorité…[…]Qui n’a pas entendu des femmes hurler leur désespoir dans la salle d’accouchement où elles viennent de mettre au monde une fille au lieu du fils désiré, qui n’a pas entendu certaines d’entre elles supplier, appeler la mort sur leur fille ou sur elles-mêmes, […] qui n’a pas entendu des mères dire «jetez-la dans la poubelle, étouffez-la si c’est une fille!» par peur d’être tabassées ou répudiées, ne peut pas comprendre l’humiliation d’être femme dans les pays musulmans».

En ce début de troisième millénaire, le premier des droits fondamentaux, celui de vivre, n’est toujours pas garanti aux fillettes dans de très nombreuses régions du monde. En Inde, au Pakistan, au Bangladesh, ou encore en Chine, à Taïwan et en Corée du sud, l’avortement sélectif du fœtus féminin est pratiqué de façon massive, au prix d’un détournement macabre de l’amniocentèse et de l’échographie. D’après Le livre noir de la condition de la femme9, dirigé par la journaliste Christine Ockrent, il y aurait cent millions de «femmes manquantes» en asie10, tuées au stade fœtal, qu’elles soient hindouistes, confucéennes ou musulmanes. Le contrôle étatique cauchemardesque des naissances, tel qu’il se pratique en Chine, est décrit par le romancier Ma Jian, exilé à Londres. Dans La route sombre11,il dénonce non seulement le massacre de dizaines de milliers de fœtus, jetés dans des puits, mais aussi la bureaucratie très lucrative générée par l’avortement forcé, les contrevenants s’exposant à de lourdes amendes12.

1 : La Bible, traduction officielle liturgique, 1 Tm 2, 13-14, Paris, 2014

2 : L’Ecclésiaste 25, 33

3 : Tertullien, La toilette des femmes, Paris, Cerf, 1976

4 : Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, trad. Par Bernadette Troo, Paris, Migne, 2011

5 : Genèse 3, 16

6 : Elles étaient accusées de concocter des potions contraceptives et de pratiquer des avortements. À Cologne, entre 1627 et 1630, les sages-femmes furent presque toutes exécutées.

7 : Expression d’Andrea Dworkin, Woman hating, chap. VII, «Gynocide : the witches ». New York, Dutton, 1974

8 : Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, Paris, Folio, 2006

9 : Christine Ockrent (dir.) Le livre noir de la condition des femmes, coordonné par Sandrine Treinet, postface de Françoise Gaspard, Paris, Points, 2007

10 : Selon Claire Brisset, «Dès l’enfance» et Isabelle Athané, « Les femmes manquantes» en Asie», in Le livre noir de la condition des femmes, op. Cit.

11 : Ma Jian, La route sombre, trad. du chinois par Pierre Ménard, Paris, Flammarion, 2014

12 : Cela rapporterait à l’État chinois 4 milliards de yuans annuels.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 83-86

Égalité homme-femme, mythe moderne ?; Mythe de la virilité, Gazalé

Dans un très lointain passé, un modèle de meilleure répartition des pouvoirs entre hommes et femmes aurait précédé la culture patriarcale, un modèle caractérisé par un partage des sexes relativement équitable, dans lequel «l’un vaut l’autre», selon la formule de la philosophe Élisabeth Badinter1. Ainsi, l’Égypte ancienne compta des pharaonnes (Hatchepsout et Cléopatre) ainsi que de grandes épouses royales (Néfertiti et Néfertari), mais également des femmes hauts fonctionnaires ou médecins, selon l’exemple donné par Pesechet, la première femme médecin de l’histoire. À l’époque, les représentantes du sexe féminin avaient en effet la liberté d’étudier, d’hériter, de léguer, de divorcer et même d’intenter un procès à leur époux2.

Des droits dont pouvaient également se prévaloir les femmes de la civilisation celte, laquelle s’étendait, à l’âge de fer, sur la quasi totalité de l’Europe occidentale. Comme l’a montré l’écrivain Jean Markale dans La Femme Celte3, tandis que les mythes célébraient une femme symbole de royauté et de spiritualité, la femme réelle pouvait devenir chef de famille, héritier et transmettre ses biens, exercer des fonctions sacerdotales et participer aux guerres ; en outre, elle n’appartient pas à son mari, qu’elle avait la liberté de choisir, d’épouser ou non, puis de quitter, sa liberté sexuelle étant égale à celle de l’homme.

1:Élisabeth Badinter, XY. De l’identité masculine, Pari, Le livre de Poche, 1994.

2 : «La femme dans la société égyptienne» in «Egyptomania», une collection Le Monde, vol. 8.

3 : Jean Markale, La Femme Celte, Paris, Payot Rivages, 2001, voir aussi Sabine Heinz, Les symboles des Celtes, Paris, Guy Trédaniel, 1998

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 41

L’invention de la fiction ; Harrari

Il existe des limites claires à la taille des groupes qui peuvent se former et se maintenir ainsi. Pour que ça marche, tous les membres du groupe doivent se connaître intimement. Deux chimpanzés qui ne se sont jamais rencontrés ni battus et qui ne se sont jamais livrés à une toilette mutuelle ne sauront pas s’ils peuvent se fier l’un à l’autre, si cela vaudrait la peine de s’entraider, et lequel est le plus haut placé. Dans des conditions naturelles, une troupe typique de chimpanzés compte entre 20 et 50 individus. Si le nombre de chimpanzés d’une troupe augmente, l’ordre social se déstabilise au point de déboucher finalement sur une rupture et sur la formation par certains éléments d’une nouvelle troupe.

Les zoologistes n’ont observé des groupes de plus de 100 chimpanzés que dans une poignée de cas. Les groupes séparés coopèrent rarement et ont tendance à se disputer territoire et nourriture. Des chercheurs ont étudié de longues guerres entre groupes, et même un cas d’activités «génocidaires», avec un groupe qui massacrait systématiquement la plupart des membres d’une bande voisine1.

De semblables configurations dominèrent probablement la vie sociale des premiers humains, dont l’Homo sapiens archaïque. Comme les chimpanzés, les humains ont des instincts sociaux qui permirent à nos ancêtres de forger des amitiés et des hiérarchies, de chasser et de combattre ensemble. Toutefois, comme les instincts sociaux du singe, ceux des hommes n’étaient que pour de petits groupes d’intimes. Le groupe devenant trop grand, l’ordre social s’en trouvait déstabilisé et la bande se scindait. Même si une vallée particulièrement fertile pouvait nourrir 500 sapiens archaïques, il n’y avait pas moyen pour tant d’inconnus de vivre ensemble. Comment choisir qui serait le chef, qui devrait chasser et où, qui devait d’accoupler ?

Dans le sillage de la révolution cognitive, le bavardage aida Homo sapiens à former des bandes plus larges et plus stables. Mais lui-même a ses limites. La recherche sociologique a montré que la taille «naturelle» maximale d’un groupe lié par le commérage est d’environ 150 individus. La plupart n’en peuvent connaître intimement plus de 150 ; on retrouve la même limite quant aux bavardages efficaces.

Aujourd’hui encore, le seul critique de la capacité d’organisation humaine se situe autour de ce chiffre magique. En deçà de ce seuil, les communautés, les entreprises, les réseaux sociaux et les unités militaires peuvent se perpétuer en se nourrissant essentiellement de connaissance intime et de rumeurs colportées. Nul n’est besoin de rangs officiels, de titre et de code de loi pour maintenir l’ordre. Un peloton de 30 soldats ou même une compagnie de 100 soldats peuvent parfaitement fonctionner sur la base de relations intimes, avec un minimum de discipline formelle. Un sergent respecté peut devenir le «roi de la compagnie» et peut même exercer une autorité sur des officiers. Une petite affaire familiale peut survivre et prospérer sans conseil d’administration ni PDG ni service de comptabilité.

Une fois franchi le seuil de 150 individus, cependant, les choses ne peuvent plus fonctionner ainsi. On ne conduit une division forte de milliers de soldats comme on dirige un peloton. Les entreprises familiales qui réussissent traversent généralement une crise quand elles prennent et embauchent du personnel. Si elles ne savent pas se réinventer, elles font faillite.

Comment Homo sapiens a-t-il réussi à franchir ce seuil critique pour finalement fonder des cités de plusieurs dizaines de milliers d’habitants et des empires de centaines de millions de sujets ? Le secret réside probablement dans l’apparition de la fiction. De grands nombres d’inconnus peuvent coopérer avec succès en croyant à des mythes communs.

Toutes coopération humaine à grande échelle – qu’il s’agisse d’un état moderne, d’une église médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque – s’enracine dans des mythes communs qui n’existent que dans l’imagination collective. Les églises s’enracinent dans des mythes religieux communs. Deux catholiques qui ne se sont jamais rencontrés peuvent néanmoins partir en croisade ensemble ou réunir des fonds pour construire un hôpital parce que tous deux croient que Dieu s’est incarné et s’est laissé crucifier pour racheter nos péchés. Les états s’enracinent dans des mythes nationaux communs. Deux Serbes qui ne se sont jamais rencontrés peuvent risquer leur vie pour se sauver l’un l’autre parce que tous deux croient à l’existence d’une nation serbe, à la patrie serbe et au drapeau serbe. Les systèmes judiciaires s’enracinent dans des mythes légaux communs. Deux juristes qui ne se sont jamais rencontrés peuvent néanmoins associer leurs efforts pour défendre un parfait inconnu parce que tous deux croient à l’existence des lois, de la justice, des droits de l’homme – et des honoraires qu’ils touchent.

Pourtant, aucune de ces choses n’existe hors des histoires que les gens inventent et se racontent les uns aux autres. Il n’y a pas de Dieu dans l’univers, pas de nations, pas d’argent, pas de droit de l’homme, ni lois ni justice hors de l’imagination communes des êtres humains.

Nous comprenons aisément que les «primitifs» cimentent leur ordre social en croyant aux fantômes et aux esprits, et se rassemblent à chaque pleine lune pour danser autour du feu de camp. Ce que nous saisissons mal, c’est que nos intuitions modernes fonctionnent exactement sur la même base. Prenez l’exemple du monde des entreprises. Les hommes d’affaires et le juristes modernes sont en fait de puissants sorciers. Entre eux et les shamans tribaux, la principale différence est que les hommes de loi modernes racontent des histoires encore plus étranges.

1 :Frans de Waal, Chimpanzee Politics : Power and sex among Apes, Baltimore, Johns Hopkins university press, 2000 ; Frans de Waal, Our inner ape : a leading primatologist explains why we are who we are, New york, Riverhead books, 2005 ; Michael L. Wilson et Richard W. Wrangham, «intergroup relations in chimpanzees», annual review of anthropology, 32, 2003, p. 363-392 ; M. McFarland Symington, «Fission- Fusion social organization en Ateles and Pan», International journal of primatology, 11:1, 1990, p.49 ; Colin A. Chapman et Lauren J. Chapman, «Determinants of groups size in primates : the importance of travel costs», in Sue Boinsky et Paul A. Garber (dir.), On the move : how and why animals travel in groups, Chicago, University of Chicago press, 2000, p.26

Sapiens, une brève histoire de l’humanité ; Yuval Noah Harrari ; Albin Michel

Pg 37-40

La troisième extinction… ; Harrari

La première vague d’extinction, qui accompagna l’essor des fourrageurs et fut suivie par la deuxième, qui accompagna l’essor des cultivateurs, nous offre une perspective intéressante sur la troisième vague que provoque aujourd’hui l’activité industrielle. Ne croyez pas les écolos qui prétendent que nos ancêtres vivaient en harmonie avec la nature. Bien avant la révolution industrielle, Homo sapiens dépassait tous les autres organismes pour avoir poussé le plus d’espèces animales et végétales à l’extinction. Nous avons le privilège douteux d’être l’espèce la plus meurtrière des annales de la biologie.

Si plus de gens avaient conscience des deux premières vagues d’extinction, peut-être seraient-ils moins nonchalants face à la troisième extinction, dont ils sont partie prenante. Si nous savions combien d’espèces nous avons déjà éradiquées, peut-être serions-nous davantage motivés pour protéger celles qui survivent encore. Cela vaut plus particulièrement pour les gros animaux des océans. À la différence de leurs homologues terrestres, les gros animaux marins ont relativement peu souffert des révolutions cognitive et agricole. Mais nombre d’entre eux sont au seuil d’extinction du fait de la révolution industrielle et de la surexploitation humaine des ressources océaniques. Si les choses continuent au rythme actuel, il est probable que les baleines, les requins, le thon et le dauphin suivent prématurément dans l’oubli les diprotodons, les paresseux terrestres et les mammouths. Parmi les plus grandes créatures du monde, les seuls survivants du déluge humain sont les hommes eux-mêmes et les animaux de ferme réduits à l’état de galériens dans l’Arche de Noé.

Sapiens, une brève histoire de l’humanité ; Yuval Noah Harrari ; Albin Michel

Pg 96-97

1ère Extinction par Sapiens ; Harrari

Au moment de la révolution cognitive, la planète hébergeait autour de 200 genres de gros mammifères terrestres de plus de 50 kg. Au moment de la révolution agricole, une centaine seulement demeurait. Homo sapiens provoqua l’extinction de près de la moitié des grands animaux de la planète, bien avant que l’homme n’invente la roue, l’écriture ou les outils de fer.

Sapiens, une brève histoire de l’humanité ; Yuval Noah Harrari ; Albin Michel

Pg 95

La tragédie des Amérindiens; Diamond

Nous évitons le plus souvent d’évoquer la tragédie qu’ont subie les Amérindiens ; nous n’en parlons pas autant, en tout cas, que les génocides commis en Europe durant le seconde guerre mondiale, par exemple. C’est la guerre de Sécession que nous considérons plutôt comme notre tragédie nationale spécifique. Si nous nous mettons parfois à envisager le conflit qui a opposé les Blancs aux Amérindiens, nous le présentons comme un événement historique appartenant à un lointain passé et nous le décrivons sur le mode d’une campagne militaire en mentionnant : la guerre contre les Pequots1, la bataille de Great Swamp, la bataille de Wounded Knee, la conquête de l’ouest, etc. Les Indiens, dans cette vision des choses, apparaissent comme belliqueux et violents, même envers les autres tribus d’Indiens, passés maître dans l’art de l’embuscade et de la trahison ; ils se distinguaient par leur barbarie, et notamment par la pratique de la torture et du scalp ; peu nombreux ils vivaient comme des chasseurs nomades primitifs, qui pratiquaient notamment la chasse aux bison. Dans cette vision, la population indienne des Etats-Unis en 1942 n’aurait été que d’un million, ce qui était insignifiant, comparé à la population actuelle des Etats-Unis, se montant à 250 millions de personnes. Par conséquent, il était inévitable, selon cette rhétorique, que les Blancs occupent ce continent pratiquement vide.D’autant, soutiennent d’aucuns, que nombre d’Indiens sont mort de variole et d’autres maladies. Ces différentes justifications ont été l’apanage de beaucoup de président des États-Unis, y compris les plus admirés comme George Washington, à seule fin de fonder leur politique vis-à-vis des Amérindiens2. Ces justifications s’appuient sur une déformation des faits historiques réels. Invoquer une sorte de campagne militaire suppose qu’il y ait eu une guerre déclarée et qu’elle ait mis aux prises des combattants représentés par des hommes adultes. En réalité, les Blancs (souvent des civils) avaient fréquemment pour tactique de lancer des attaques surprises sur des villages ou des camps d’Indiens, afin d’en tuer le plus possible, de tout âge et de tout sexe. Durant les cent premières années de colonisation par les Blancs, les autorités offraient des récompenses à des tueurs semi-professionnels d’Indiens. Les estimations de la population indienne d’Amérique du Nord avant l’arrivée des européens sont très variables, mais, selon de récentes recherches, elle pouvait atteindre 18 millions, chiffre auquel la population des colons blancs des États-Unis en parvint pas avant 1840. Bien qu’un certain nombre des Indiens d’Amérique du Nord aient été des chasseurs semi-nomade, la plupart étaient des agriculteurs sédentarisés dans des villages. Il est bien possible que les maladies aient été le facteur responsable du plus grand nombre de morts chez les Indiens, mais certaines d’entre elles ont été intentionnellement introduites par les Blancs ; et, même après les épidémies, la population indienne demeurait forte, et elle périt par des moyens plus directs. Ce n’est qu’en 1916 qu’Ishi, le dernier Indien «sauvage» des États-Unis, membre de la tribu Yahi est mort3, et le dernier livre de souvenirs, sans fards et sans remords, publié par un des exterminateurs parut en 1923.

Il y a bien eu extermination d’une population civile de paysans par une autre. Les Américains de souviennent avec émotion de leurs pertes lors de la prise du fort d’Alamo (environ deux cent morts), ou bien de la destruction du Maine, croiseur de la marine Américaine, ou bien encore de l’attaque du Pearl Harbor ( environ 2200 morts) : ces épisodes furent ceux qui déclenchèrent un puissant mouvement d’opinion en faveur des guerres contre le Mexique, contre l’Espagne et contre les puissances de l’Axe. Cependant, ces pertes étaient extrêmement faibles comparées à celles que les Américains ont infligées aux Indiens, mais dont ils ne veulent pas se souvenir. La réécriture de l’histoire de la grande tragédie -l’autodéfense et l’occupation d’un territoire vide- américaine est parvenue à concilier la perpétration d’un génocide avec l’adhésion à une morale universelle.

1 : Les Péquots furent la première tribu contre lesquels se battirent les colons anglais, dès leur établissement et Nouvelle-Angleterre.

2 : Voir article Indiens et politique Américaine

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 526-531