La tradition judéo-chrétienne insistera toujours sur l’antériorité de la culpabilité d’Éve sur celle d’Adam. La première lettre de saint Paul apôtre à Timothée est parfaitement claire sur ce point:«Adam a été modelé le premier, et Ève ensuite. Et ce n’est pas Adam qui a été trompé par le serpent, c’est la femme qui s’est laissée tromper, et qui est tombé dans la transgression1.» Bien qu’elle été créée en second, c’est elle qui a péché la première. C’est à cause de son intempérance que le mal est entré dans le monde ; si elle n’avait pas poussé Adam à la désobéissance, il n’y aurait pas eu de chute, ni de perdition, ni damnation. La vie n’aurait pas été la succession ininterrompue de tragédies qu’elle est devenue depuis l’éviction du jardin d’Éden, paradis dans lequel l’homme vivait en harmonie avec Dieu en recueillant les fruits d’une nature bienveillante. Désormais, dit la Genèse, «la terre est maudite», le sol est aride, envahi de «ronce et d’épines», le labeur est pénible et la «sueur» dégouline du front du travailleur. À cause d’Ève. Elle est donc bien, comme dit l’Ecclésiaste, le «principe du péché2».
Or il ne s’agit pas de n’importe quel péché, mais du pire d’entre tous, le péché de la chair, comme nous l’apprendra, au Veme siècle, l’évêque Augustin d’Hippone ( Saint Augustin), qui va doter le péché originel d’un contenu proprement sexuel. Selon lui, le sexe faible est ontologiquement tentateur et fornicateur. Toutes les femmes sont suspectées d’être, à l’image de leurs lointaines aïeules, séductrices, rusées, insoumises et curieuses. S’installe alors une culture du soupçon, de la faute et du repentir qui enfermera durablement les femmes dans la forteresse invivable de la culpabilité. « Tu ignores qu’Ève, c’est toi ? Elle vit encore en ce monde, la sentence de Dieu contre ton sexe. Vis donc, il le faut, en accusée. C’est toi la part du Diable3», s’indigne le théologien chrétien Tertullien dans La toilette des femmes. Être une femme est en soi une indignité, comme le rappelle le Père de l’Église Clément d’Alexandrie dans Le Pédagogue : «La conscience de sa propre nature doit à elle seule engendrer la honte chez la femme4.»
Cette essence
coupable de la Femme fera, pendant des siècles, les délices des
confesseurs, dont l’office prendra une tournure nettement
inquisitoriale avec l’injonction de l’aveu. Avoue ta faute, femme et
accepte ta punition. Les femmes ont un tribut à payer, et c’est Dieu
qui en a décidé ainsi : «J’augmenterai la souffrance de ta
grossesse, tu enfanteras avec douleur5.»
Certes, elle n’avait pas attendu l’ancien testament pour souffrir et mourir en couches, mais à présent, la voici informées des raisons qui justifient un tel calvaire : elle expie ses fautes. D’où les nombreuses résistances des autorités religieuses aux différentes techniques d’accouchement sans douleur. La femme ne s’acquitte pas de sa dette, c’est trop facile d’accoucher sans souffrir ! Aussi le médecin personnel de la reine Victoria fut-il attaqué pour lui avoir offert un mouchoir imbibé de chloroforme afin de faciliter son huitième accouchement, contrevenant ainsi à la tradition séculaire, à laquelle aucune reine n’avait dérogé jusqu’alors, de l’accouchement naturel, c’est-à-dire affreusement douloureux.
Mais ce n’est pas tout. Il existe aussi des femmes hérétiques qui forniquent avec le diable, et qui finissent par avouer sous la torture. Façonné par les sermons terrifiants des clercs, l’éros médiéval sera hanté par la figure de la sorcière, cette créature obscène qui se livre à la masturbation et à l’orgie et qu’on accuse de s’être laissée sodomiser par l’énorme sexe, couvert d’écaille de Belzébuth. Dans le saint empire romain germanique, l’Inquisition livrera ainsi au bûcher, par milliers, d’innocentes femmes accusées de «fureurs utérines», de férocité sanguinaire et autres sabbats démoniaques. Comme les juifs, qui fabriquent des osties à partir du corps des enfants qu’ils capturent, les sorcières souillent les rites chrétiens et, à ce titre, méritent la peine capitale. Partout les religieux traquent la créature du diable — fille-mère, guérisseuse ou sage-femme6 — les plus zélés d’entre eux étant l’archevêque de Mayence (650 victimes entre 1601 et 1604) et celui de Cologne (2000 victimes) qui menèrent des politiques si violemment féminicides que l’on pourrait les qualifier de gynocides7. De quoi s’agit-il, en effet, sinon de l’extermination arbitraire d’un sexe par l’autre ?
Si les chrétiens
ont, fort heureusement, cessé de persécuter les femmes avec le
temps, ce n’est pas le cas de toutes les religions, comme le rappelle
le percutant livre Bas les voiles!8, de la
romancière Chahdortt Djavann. Aujourd’hui encore, dans certains
pays musulmans, comme l’Iran, «une fille, dès sa naissance, est une
honte à dissimuler puisqu’elle n’est pas une enfant mâle. Elle est
en soi l’insuffisance, l’impuissance, l’infériorité…[…]Qui n’a
pas entendu des femmes hurler leur désespoir dans la salle
d’accouchement où elles viennent de mettre au monde une fille au
lieu du fils désiré, qui n’a pas entendu certaines d’entre elles
supplier, appeler la mort sur leur fille ou sur elles-mêmes, […]
qui n’a pas entendu des mères dire «jetez-la dans la poubelle,
étouffez-la si c’est une fille!» par peur d’être tabassées ou
répudiées, ne peut pas comprendre l’humiliation d’être femme dans
les pays musulmans».
En ce début de troisième millénaire, le premier des droits fondamentaux, celui de vivre, n’est toujours pas garanti aux fillettes dans de très nombreuses régions du monde. En Inde, au Pakistan, au Bangladesh, ou encore en Chine, à Taïwan et en Corée du sud, l’avortement sélectif du fœtus féminin est pratiqué de façon massive, au prix d’un détournement macabre de l’amniocentèse et de l’échographie. D’après Le livre noir de la condition de la femme9, dirigé par la journaliste Christine Ockrent, il y aurait cent millions de «femmes manquantes» en asie10, tuées au stade fœtal, qu’elles soient hindouistes, confucéennes ou musulmanes. Le contrôle étatique cauchemardesque des naissances, tel qu’il se pratique en Chine, est décrit par le romancier Ma Jian, exilé à Londres. Dans La route sombre11,il dénonce non seulement le massacre de dizaines de milliers de fœtus, jetés dans des puits, mais aussi la bureaucratie très lucrative générée par l’avortement forcé, les contrevenants s’exposant à de lourdes amendes12.
1 : La Bible,
traduction officielle liturgique, 1 Tm 2, 13-14, Paris, 2014
2 :
L’Ecclésiaste 25, 33
3 : Tertullien,
La toilette des femmes, Paris, Cerf, 1976
4 : Clément
d’Alexandrie, Le Pédagogue, trad. Par Bernadette Troo, Paris,
Migne, 2011
5 : Genèse 3,
16
6 : Elles
étaient accusées de concocter des potions contraceptives et de
pratiquer des avortements. À Cologne, entre 1627 et 1630, les
sages-femmes furent presque toutes exécutées.
7 : Expression
d’Andrea Dworkin, Woman hating, chap. VII, «Gynocide :
the witches ». New York, Dutton, 1974
8 : Chahdortt
Djavann, Bas les voiles !, Paris, Folio, 2006
9 : Christine
Ockrent (dir.) Le livre noir de la condition des femmes, coordonné
par Sandrine Treinet, postface de Françoise Gaspard, Paris, Points,
2007
10 : Selon
Claire Brisset, «Dès l’enfance» et Isabelle Athané, « Les femmes
manquantes» en Asie», in Le livre noir de la condition des
femmes, op. Cit.
11 : Ma Jian,
La route sombre, trad. du chinois par Pierre Ménard, Paris,
Flammarion, 2014
12 : Cela rapporterait à l’État chinois 4 milliards de yuans annuels.
Le mythe de la
virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ;
Robert Laffont ; 2017 ; p. 83-86