La question du voile islamique est ainsi devenue très délicate, puisque de nombreuse femmes musulmanes occidentales déclarent le porter de leur plein gré, et, comble du paradoxe, pour en faire l’étendard de leur liberté de conscience. Il s’agit pour elles d’un geste identitaire, relevant de ce que le féminisme américain appelle empowerment et que l’on traduit parfois par «responsabilisation» ou «automatisation» : le droit à revendiquer son propre schéma d’émancipation et de dire, en substance : «Laissez-moi porter librement un symbole de soumission si je l’ai décidé.» Ces femmes sont d’ailleurs soutenues par une foule d’anonymes des deux sexes, musulmans ou non, qui postent, sur les réseaux sociaux, des photos d’eux souriant à la caméra, les cheveux couverts, sous le hashtag «tous#voilés». Aussi la symbolique de cette pièce de tissu est-elle de moins en moins lisible dans les démocraties laïques.
Jusqu’à quel point ces femmes, quelles que soient leurs déclarations, portent réellement le voile, la burka ou le burkini par «choix» délibéré ? Il ne suffit pas en effet de vivre en Occident pour être épargnée par les effets liberticides et manipulatoires du patriarcalisme coutumier, religieux et familial. Celles qui se déclarent libres le sont-elles réellement ? Se voilent-elles par décision souveraine de leur conscience morale ou sont-elles mystifiées par leur entourage, leurs père et grand-père, leurs oncle, frères, cousins et voisins ? Peut-on évoquer la «liberté ethnique, social, intellectuel – dans son ensemble ?
Dans un article célèbre, intitulé «Quand céder n’est pas consentir», la sociologue Nicole-Claude Mathieu a défendu l’idée selon laquelle le prétendu consentement de nombreuses femmes à leur propre servitude était une supercherie, puisque leur état de dominées leur interdisait, précisément, de voir qu’elles l’étaient. Selon elle, il serait donc plus juste de parler de collaboration que de consentement1.
Mais cela concerne-t-il toutes les femmes voilées ? Sont-elles toutes manipulées ? C’est faire injure à leurs capacités de jugement que de le penser. Cela dépend, pour chacune, de son niveau d’éducation, de son âge, de son identité culturelle, de son degré de foi, de celui de ses parents, de ses opinions politiques, et d’une foule d’autres facteurs individuels qui lui sont propres, à commencer par le sens philosophique donné au mot «liberté». Cette impossibilité de se prononcer au nom de toutes les femmes concernées, cette variabilité extrême des situations et des positions personnelles rend la tâche du législateur très épineuse dans les démocraties laïques, lorsqu’il s’agit d’interdire, ou non, le voile intégral, ou le burkini, dans l’espace public.
Ce qui me paraît certain, c’est qu’il y a fossé entre le fait de se couvris les cheveux sous un hijab (ce qui ne perturbe pas l’échange interpersonnel, et en est hélas bien souvent une condition nécessaire) et celui de disparaître sous un voile intégral, ou niqab ; Des cheveux couverts au visage masqué, il n’y a pas qu’une différence de degré, mais une différence de nature. Car, en camouflant, non seulement sa chevelure, mais également ses traits, une femme, outre le fait qu’elle s’interdit d’ouvrir la bouche en public (impossible de parler, manger ou boire hors de chez soi), se dérobe à toute forme d’intersubjectivité, puisque celle-ci a pour condition le fait de voir et d’être vu, ou d’entendre et d’être entendu. Se soustraire à cette symétrie, c’est s’exclure d’une communauté de citoyens égaux devant l’exposition du visage, qui est à la fois un droit, un devoir et un geste revêtant une haute signification morale.
Comme l’a montré le philosophe Emmanuel Levinas, qui en fait un concept central de son œuvre, le visage, en plus d’être le marqueur essentiel de la différenciation individuelle, est ce qui révèle la pure humanité d’autrui. Découvert, il est « démuni » et « sans défense », sa vulnérabilité m’interdit l’indifférence et requiert ma sollicitude. Le visage m’enjoint le respect de la dignité et de la vie d’autrui. A contrario, le mal, lui, « n’a pas de visage2 ».
Quels sont en effet les individus qui, d’ordinaire, portent un masque ? Tous ceux qui incarnent le mal3, la violence et la mort : les bourreaux, les kamikazes, les cambrioleurs et autres membres du Ku Klux Klan, les plus sympathiques d’entre eux étant certainement les adeptes du fétichisme sadomasochiste, qui en font que parodier la cruauté des tortionnaires pour en jouir. Ainsi, forcer les femmes à rejoindre la cohorte de ces êtres malfaisants, à s’assimiler à eux, ce n’est pas seulement leur ôter leur identité et les dépersonnaliser, c’est les ensevelir vivantes sous un linceul de honte et de mépris.
Pourquoi toutes les femmes du monde n’ont-elles pas le droit de sentir le soleil sur leurs joues et le vent dans leur cheveux? La question n’a rien de futile, elle est même éminemment politique. Elle est surtout problématique, car elle oppose deux conceptions se réclamant l’une et l’autre du respect des droits humains.
1 : «Quand céder n’est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie», in L’arraisonnement des femmes, Paris, EHESS- L’Harmattan, 2001
2 : Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, La Haye, Nihoff, 1971
3 : A l’exception, notable j’en conviens, de Zorro, Batman et autre super-héros…
Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 151-154