Déterminer le sexe est un acte social…; Gazalé

L’idée d’un «sexe unique» n’est pas nouvelle, loin s’en faut. Dans La fabrique du sexe1»,l’historien américain Thomas Laqueur a montré qu’il a fallu attendre le XVIIIeme siècle pour voir apparaître le modèle à «deux sexes», que certains, aujourd’hui, pensent universel. Auparavant, régnait le modèle du «sexe unique» : on tenait les différences anatomiques entre les sexes pour négligeables, en vertu d’une conception unitaire (héritée d’Aristote et de Galien), attribuant à la femme des organes génitaux mâles, mais rentrés à l’intérieur, signe de leur infériorité. Galien, écrit Thomas Laqueur, «s’attache longuement à démontrer que les femmes était au fond des hommes chez qui un défaut de chaleur vitale – de perfection – s’était soldé par la rétention, à l’intérieur, de structure qui, chez les mâles, sont visibles au-dehors». Malgré cette hiérarchisation, la similitude des sexes conférait aux hommes et au femmes une même aptitude à la jouissance, jugée indispensable à la procréation. Le genre était considéré comme premier, le sexe comme secondaire.

Ce paradigme dominera l’histoire des sciences jusqu’à l’élaboration d’un modèle concurrent au XVIIIe siècle : les deux sexes deviennent alors incommensurables». Le modèle hiérarchique cède la place au modèle de la différence raciale, qui prive la femme de sa jouissance, soudain devenue étrangère (voire nuisible) à la procréation. Le sexe biologique devient fondateur, et le genre ne fait plus que l’exprimer. L’immense mérite du travail (considérable) de Thomas Laquier est d’avoir montré que l’idée du binarisme était, historiquement, tardive, et d’avoir repéré les motifs idéologiques ayant présidé à sa théorisation. Un homme est un homme, une femme est une femme, et c’est cette différence indépassable qui légitime toute les incapacités et les interdits imposés au «sexe faible».

Une fois identifiée l’historicité du modèle à deux sexes, reste à savoir s’il en existe un autre, qui ne nous ramène pas à la hiérarchie d’Aristote et de Galien. Car il n’est, évidemment pas question de revenir à leur schéma du sexe unique, fondé sur l’idée d’une supériorité essentielle de l’homme sur la femme. Mais que lui substituer ?

L’hypthèse du continuum non hiérarchisé est séduisante et surtout féconde. Elle permet d’imaginer que la distribution des caractères sexuels se fasse le long d’une ligne horizontale, incluant des centaines de gradations situées entre les deux pôles. Pour en donner une vision très schématique, limitée aux traits superficiels, il y aurait, à une extrémité, la femme hyperféminine (type Vénus de Botticelli), et, à l’autre extrémité, l’homme hyperviril (type Hercule). À mesure que l’on s’éloignerait du pôle Vénus, le corps, les attaches, et la peau s’épaissiraient, la voix deviendrait plus grave, la pilosité plus importante, etc. Vers le milieu de la ligne, des deux côtés du point zéro, on trouverait des individus physiquement assez semblables les uns aux autres. En poursuivant sur la droite, on aurait des hommes de plus en plus grands, forts et musclés, jusqu’à l’archétype du super-héros, à l’extrémité de la ligne.

Le problème est, évidemment, celui du point zéro : en théorie ce devrait être le passage d’un sexe biologique à l’autre. Mais nous venons de voir que la notion même de «sexe biologique» est une réalité plus complexe qu’il n’y paraît, puisqu’elle inclut de nombreux marqueurs, chromosomiques, hormonaux, gonadiques, anatomiques, reproductifs… Comme l’écrit Christine Delphy, « on ne trouve pas ce marqueur (le sexe) à l’état pur, prêt à l’emploi… pour se servir du sexe, qui est composé, selon le biologistes, de plusieurs indicateurs, plus ou moins corrélés entre eux, et dont la plupart sont des variables continues susceptibles de degrés, il faut réduire ces indicateurs à un seul, pour obtenir une classification dichotomique […]. Cette réduction est un acte social2». Il faut donc envisager ce point de passage non plus comme un «acte social», mais comme un choix subjectif, non plus comme une frontière, gardée par des douaniers exigeants, chargés d’exhiber ses organes génitaux, mais comme un lieu ouvert, accueillant, où chacun trouve sa place, avec le corps que la nature lui a donné, et la liberté de faire des aller-retour, sans passeport, des deux côtés de l’ancien mur. Dans ce modèle, il n’est plus obligatoire de passer par la chirurgie du sexe (le «passeport») pour changer de genre aux yeux de la loi. En France, la loi J213, adoptée en 2016, va dans ce sens : la procédure de demande de changement de sexe à l’état civil est désormais démédicalisée. L’individu n’a plus à justifier d’avoir subi des traitements médicaux, une opération ou une stérilisation pour faire modifier la mention relative à son sexe dans les actes officiels. On passe ainsi d’un système où le sexe prévaut sur le genre à un système où le genre prévaut sur le sexe.

1 : Thomas Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le genre et le corps en Occident, trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Gautier, Paris, Folio Essais, 2013

2 : Christine Delphy, L’ennemi principal, t. II, penser le genre, op. Cit.

3 : La loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, dite J21, a assoupli et simplifié certaines démarches à l’état civil.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 377-379

La mysoginie et l’homophobie; Gazalé

Les liens entre misogynie et homophobie sont étroits depuis toujours ; plus une société déconsidère les femmes, plus elle traque les homosexuels. Leur existence inquiète, car elle remet en question les fondements même du système viriarcal. Elle en constitue pourtant la pierre angulaire, car être un homme, c’est d’abord et avant tout ne pas être un homosexuel, ni même effémine. Avant d’être définie positivement, la virilité l’est négativement, par ce dont il faut à tout prix se démarquer. Mais faudrait-il le faire avec autant de violence et de fanatisme si la frontière entre homo- et hétérosexualité n’était pas aussi poreuse ? La virilité n’est-elle pas travaillée sans cesse par l’éffémination et par l’homoérotisme comme par des rêveries, des regrets ou des fantasmes secrètement refoulés ?

La question en porte pas ici sur l’homosexualité en elle-même, ni sur l’immense débat sur sa genèse individuelle (génétique ou psychologique?), sujets immenses qui nous emporteraient trop loin, mais sur les discours homophobe, en tant qu’il constitue l’une des expressions les plus constantes et les plus douloureuses de l’oppression de l’homme par l’homme, tout en révélant l’immense faillibilité du mythe viril. Diriger sa hargne contre l’homosexuel, n’est-ce pas, pour certains hommes, une manière de se défendre psychiquement contre l’ambiguïté de leurs propres pulsions ? Extérioriser un conflit intérieur est en effet le meilleur moyen de le rendre vivable.

L’obstination à désigner comme «contre nature» des penchants que ladite nature a aussi généreusement distribués sous toutes les latitudes et à toutes les époques signale la volonté de maintenir la préférence homosexuelle verrouillée dans la monstruosité. L’Ancien Testament en fait une «abomination», une offense impardonnable au dessin divin, une négation de l’alliance entre Dieu et les hommes, bref une «idolâtrie»:«Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont commis tous deux une action abominable. Ils seront punis de mort : leur sang doit retomber sur eux», dit sévèrement le Lévitique. Aussi est-ce parmi les «idolâtres» que Paul rangera, dans l’Épître aux Romains, ceux qui se livrent à cette «passion infâme», jugée, comme chez Platon, «contre nature».

À l’époque, l’argument du «contre nature» pouvait passer pour intellectuellement recevable, l’anthropologie n’ayant pas encore révélé son omniprésence chez les humains, ni la biologie sa fréquence chez les animaux. Mais depuis que l’on sait que l’on sait que l’homosexualité apparaît invariablement dans toutes les cultures1 et chez plus de 400 espèces animales2, notamment des mammifères proches de l’homme, comme le bonobo, le macaque, ou encore le lion, l’éléphant de mer, le dauphin, le canard col-vert, le goéland femelle et certaines lézardes3, le doute n’est plus permis4. Comme l’écrit l’anthropologue canadienne Heler Fischer, «en fait, l’homosexualité animale est si courante – et elle saute aux yeux dans une telle variété d’espèces et de circonstances – qu’en comparaison, l’homosexualité humaine étonne plus par sa rareté que par sa fréquence5».

1 : D’après Frédérick Whitam, qui a travaillé dans les communautés homosexuelles de pays aussi différents que les États-Unis, le Guatémala, le Brésil et les Philippines, «Culturally Invariable properties of male homosexuality : tentative conclusions from cross-cultural research», Archives of sexual behavior, vor. 12, n°3, 1983, cité par Élisabeth Badinter, XY. De l’identité masculine.

2 : John Sparks, La vie amoureuse et érotique des animaux, Paris, Bedford, 1978.

3 : Les Cnemidophorus ont même éliminé en chemin les mâles au cours de l’évolution.

4 : Dans la nature, il existe de nombreux schémas différents relatifis à la conjugalité, au rapport à la progéniture, au territoire et à la nourriture.

5 : Helen Fischer, Histoires naturelles de l’amour, trad. De l’anglais par Évelyne Gasarian, Paris, Robert Laffont, 1994

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 285-294

La femme à Athènes; Gazalé

A Athènes, si gamos était un espace occupé par une épouse unique, en revanche, l’univers d’éros était celui de la multiplicité. Sans parler de l’appétit pour les éphèbes et la chair masculine, dont il sera question plus tard, le désir d’un sexe féminin accueillant trouvait à se satisfaire auprès des concubines (pallakè), des courtisanes (hétaïrè) et des prostituées (pornè). Celle des quatre figures (en comptant la gunè, l’épouse) dont le sort était le plus enviable était assurément l’hétaïrè. Tandis que la pornè était méprisée, que la gunè était vouée à l’ignorance, au silence et à l’invisibilité, tout comme la pallakè – trop pauvre pour être épousableet souvent juste vouée à fournir des enfants supplémentaires pour lutter contre la dépopulation – l’hétaïrè était une femme dont la compagnie était très recherchée. Elle était experte en jeux amoureux et appréciée pour sa conversation, à l’image de la belle Aspasie, une Milésienne1 à laquelle son statut d’étrangère permettait de jouir de grandes libertés, voire d’une réelle influence intellectuelle et politique, puisqu’elle ouvrit une école de rhétorique très réputée à Athènes et fut l’habile conseillère de Périklès (dont le nom signifie « entouré de gloire »), le plus grand stratège de l’antiquité grecque.

On retrouve ce clivage entre éros et gamos à Rome. L’historien Thierry Eloi2 nous apprend même que lorsqu’un homme prenait trop de plaisir avec sa femme, celle-ci pouvait aller s’en plaindre à son beau-père, qui se chargeait de réprimander son fils. Les maris considérés comme uxoriosis, c’est-à-dire trop ardents avec leur épouse, étaient traînés au tribunal où ils s’entendaient dire, dans le langage fleuri qui caractérise la Rome antique : « Si vous avez envie de vous vider les couilles, allez donc au lupanar ! » L’historien raconte à ce sujet une anecdote, célèbre à l’époque : Caton l’Ancien, austère citoyen romain, croise la route d’un jeune homme qui hésite à entrer dans un de ces lieux de débauche et lui assène : « Mais si, si, vas-y ! Il faut que tu y ailles car c’est la preuve que tu n’auras pas de comportement indécent avec ton épouse ! ».

1 : Danielle Jouanna, Aspasie de Milet, égérie de Périclès, Paris, Fayard, 2005

2 :Auteur, avec Florence Dupont, de L’érotisme masculin dans la Rome antique, Paris, Belin, 2013

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 165-166

Coercitions et système social; Laborit.

Je ne suis pas loin de croire que nous entrons dans une ère où il ne sera plus possible d’être heureux seul où à quelques-uns. Nous entrons dans une ère où toutes les « valeurs » anciennes établies pour favoriser la dominance hiérarchique doivent s’effondrer. Les règles morales, les lois, le travail, la propriété, tous ces règlements de manœuvre qui sentent la caserne ou le camp de concentration que de l’inconscience de l’homme ayant abouti à des structures socio-économiques imparfaites, où les dominances ont besoins de la police, de l’armée et de l’État pour se maintenir en place. Aussi longtemps que la coercition, toutes les coercitions persisteront, elle seront la preuve de l’imperfection du système social qui en a besoin pour subsister. Tant que des hommes voudront imposer leur vérité aux autres hommes, on ne sortira pas de l’inquisition, des procès staliniens, des morales, des polices, de la torture et de l’avilissement du cerveau humain par les préjugés les plus attristants dans l’inconscience de ses motivations préhominiennes.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg 325-326

La culture du viol-2 ; Gazalé

Si les agressions sexuelles sont aujourd’hui très sévèrement condamnées chez nous, cela ne doit pas faire oublier tous les lieux, notamment certains pays musulmans, où c’est au contraire la victime du viol, même s’il s’agit d’une fillette, qui encourt le bannissement, les coups et la lapidation. Le viol la tue littéralement1. C’est la raison pour laquelle, comme au Moyen Âge, les femmes se taisent : elles ont peur d’être assassinées par leur propre famille si on apprend leur déshonneur.

Car ce qui se joue dans le viol ne concerne pas seuleument celle qui est meurtrie dans sa chair, mais également l’ensemble de sa famille et de son clan. Le viol bien au-delà de sa proie, ce qui en fait, depuis toujours, une arme de guerre particulièrement efficace. La conquête militaire d’un village s’est toujours à peu près accompagnée de l’appropriation collective du corps des femmes du camp des vaincus. Il ne suffit pas de massacrer ces derniers, de les assiéger, il faut aussi profaner le ventre de leur épouses, de leurs sœurs et de leurs filles. Le sexe des femmes a toujours été un enjeu essentiel de la relation ami/ennemi.

En vertu de la théorie aristoélicienne de l’homoncule, évoquée plus haut, qui veut que la semence du père soit considérée comme seule porteuse de l’identité du fils – la femme n’étant qu’un réceptacle passif – engrosser la femme de l’ennemi, c’est nourrir le fantasme d’éteindre sa descendance. Cela passe par le corps des femmes, mais cela vise la prochaine génération des hommes.

Le viol a ainsi une fonction politique : engrosser les femmes de l’ennemi est la meilleure façon d’éteindre son empire et d’anéantir la lignée d’en face. C’est donc un crime contre la filiation, le meurtre symbolique de la communauté, l’extension du domaine de la folie génocidaire. Quand tout commence et tout fini dans le ventre des femmes…

Ces dernières décennies ton été manquées par une multiplication des théầtres militaires saccagés par le viol de guerre systématique, notamment au Vietnam, au Rwanda, en Bosnie, en Centrafrique et au Soudan du sud. C’est aujourd’hui le tour de la Syrie d’être dévastée par cette «arme de destruction massive2». La menace vient de tout les côtés à la fois. Contrairement à ce que le silence des victimes pourrait laisser croire, il n’y a pas que les hommes de Daech qui se livre à la barbarie sexuelle : le régime de Damas lui-même orchestre une politique le viol de masse, dans des conditions d’extrême cruauté2.

Les femmes violées par dizaine de milliers sont dignes et discrètes, mais les sévices sexuels pourraient bien être l’une des causes les plus douloureuses de la phénoménale migration de ces dernières années. Une grandes majorité des demandes d’asile provient en effet aujourd’hui de femmes et d’enfants. D’après le témoignage de certains rescapés, dans les centres de détention des services secrets de Bachar el-Assad, outre le viol à répétition, les femmes sont fouettées avec des câbles d’acier, brûlées à la cigarette, tailladées au rasoir, quand on ne leur enfonce pas un bâton électrique dans le vagin ou l’anus. Elles seraient plus de 50 000 à avoir subi ce traitement dans les geôles d’Assad depuis le début de la révolution3. Et quand elles en sortent, traumatisées et psychiquement détruites, c’est bien le crime d’honneur qui les attend, à moins qu’elles soient enlevées par des terroristes et vendues, nues, sur les marchés aux esclaves de Racca ou de Mossoul ou aux enchères sur internet. Le sort réservé aux hommes n’étant guère plus enviable, on comprend que ces hordes de familles terrorrisées préfèrent encore risquer de mourir en mer sur des embarcations de fortune pour aller s’entasser dans des camps de réfugiés insalubres.

On aimerait pouvoir se dire que cette brutalité ne concerne que les États criminels, et que, dans les démocraties occidentales, les militaires et autres représentants de l’ordre se comportent toujours de manière exemplaire. Mais on sait que les casques bleu de l’ONU, par exemple, ne sont pas toujours un exemple de vertu. Un ouvrage récent vient ternir jusqu’à l’image héroïque et sanctifiée du soldat américain en révélant un aspect peu connu de la Libération. Dans un livre intitulé What soldiers do. Sex and the american GI in the World War II France, l’historienne Mary Louise Robert4, après avoir étudié les archives des rapports de police de plusieurs ville où stationnaient des GI après le débarquement, en a révélé la face cachée. À Reims, Cherbourg, Caen, Brest ou au Havre, les soldats américains ont commis de nombreux viols. Il faut dire que pour les envoyer sur le terrain, le quotidien de l’armée, Stars and stripes, leur avait présenté la France comme une sorte de vaste bordel à ciel ouvert en multipliant les photos de baisers fougueux de GI enlaçant de jeunes Parisiennes sur fond de tour Eiffel argentée.

Dans l’imaginaire militaire, fortement érotisé, la capitale est une belle femme, «seule depuis quatre ans», en dette vis-à-vis de son allié américain. Du coup, la prostituée paraît un peu présomptueuse de monnayer ses charmes ; anyway, les maisons closes affichent complet du matin au soir. C’est donc bénévolement, et plein de gratitude, que la Française doit s’offrir, n’importe où et le plus souvent dans la rue. Il ne faut y voir qu’un juste retour des choses. Encore une fois, tout se passe comme si les hommes n’exerçaient là rien d’autre que leur droit le plus légitime à s’emparer de force du corps des femmes : elles leur sont tellement redevables.

1 : Mukthar Mai, Déshonorée, avec la collaboration de Marie-Thérèse Cuny, Paris, Oh Édition, 2005

2 : Annick Cojean, «Le viol, arme de destruction massive en Syrie», Le Monde, 4 mars 2014

3 : D’après ce qu’affirme au Monde Abdel Karim Rihaoui, président de la ligue syrienne des droits de l’homme.

4 : Mary Louise Robert, What soldiers do. Sex and the american GI in the World War II France, Chicago University of Chicago Press, 2013. Voir aussi l’ouvrage du criminologue américain Robert J. Lilly, La face cachée des GI. Les viols commis par les soldats américains en France, an Angleterre et en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, trad. De l’anglais par Benjamin et Julien, Paris, Payot, 2003.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 90-93

La culture du viol ; Gazalé

Le premier mérite du viol, du point de vue de celui qui le commet, c’est qu’il bénéficie depuis toujours d’une très grande indulgence sociale et judiciaire. Au Moyen Âge, en Europe, il est considéré comme moins grave que la sodomie entre hommes. Comme l’a montré l’historien Georges Vigarello dans l’ Histoire du viol, il a fallu attendre le dernier tiers du XXeme siècle pour que les agressions sexuelles soient criminalisées et France. Auparavant, même si le viol était réprouvé par la foi et par l’Église, il était en pratique rarement jugé, et faiblement condamné. Rien de très grave : les poursuites n’avaient lieu que si le propriétaire du bien saccagé – père ou époux – pourtait plainte et jugeait que la dégradation de la femme l’avait lui-même spolié.

Le corps des femmes ne leur appartenant pas, il est à celui qui s’en empare. Au Moyen Âge, des bandes de jeunes hommes fougueux, imprégnés d’une véritable culture du viol1, se livraient à des rites de virilité en prenant d’assaut châteaux et villages. Ils y commettaient des viols collectifs en série, comme autant de prouesses forçant l’admiration et nourissant une stimulante compétition. Le risque était très faible, puisque les jeunes filles étaient soupçonnées d’être consentante, dès lors qu’elle s’étaient montrées incapables de se défendre. Et comme elles savaient qu’elles s’exposaient au déshonneur, elles préféraient, la plupart du temps, garder le silence. Passées en quelques minutes du statut de marchandise échangeable, parfois d’une grande valeur, à celui de denrée avariée, elles risquaient d’être inépousables et de n’avoir plus d’autre issue que la prostitution. Des filles perdues.

1 : Georges Vigarello, Histoire du viol, XVIe-XXe siècle, Paris

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 88

Le Gynocide-2 ; Gazalé

Pour la fillette qui aura eu la chance de ne pas mourir in utero, la partie ne sera pas facile. Quand l’option choisie pour sceller son sort n’est pas, tout simplement, celle de l’abandon dans un orphelinat-mouroir, elle devra se faire discrète au moment des rituels de deuil qui accompagnent sa naissance, au poison versé dans le biberon, au grain de riz étouffeur ou au linge imbibé d’éther et grandir sans l’apport de protéinique et le suivi médical réservés à ses frères, pour ne parler que des traitements différentiels portant sur le droit à la vie et à la santé, les autres discriminations pouvant presque passer par comparaison, pour secondaires. Pourtant, le fait de ne pas avoir d’existence légale, comme c’est le cas de millions de petites chinoises, constitue aussi, outre un immense handicap en terme d’intégration sociale, un facteur important de risque sanitaire. Car comment soigner une petite fille qui n’a pas de nom ?

Mais le pire est à venir, quand elle sera devenue adulte, car au moindre prétexte, elle risque d’être victime d’un crime dit d’«honneur», comme 5000 autres femmes par an dans le monde. Dans un article intitulé «Au nom de l’«honneur» : crime dans le monde musulman1», la journaliste Sandiren Treiner, commentant un rapport alarmant2, précise «qu’il n’est en aucun cas besoin qu’une femme ait commis quelque acte jugé répréhensible pour être condamnée à mort». «Une suspicion ou une rumeur de «conduite immorale», sur simple allégation, suffit amplement, comme la fait de refuser un mariage arrangé ou de recevoir un appel téléphonique d’un homme. Dans quantité de pays au Moyen-orient, d’Asie du sud et d’Amérique latine, «la mort, sanction suprême, est décidée par le collectif famillial ou le conseil du village en vertu du droit coutumier et ne souffre aucune objection».

Il existe d’autres punitions que la mort, pas nécessairement plus clémentes d’ailleurs, dans certains cas peut-être même pire : il y a d’abord, bien sûr, les coups, surtout quand ils sont recommandés par les textes religieux, comme cette sourate du Coran : «Les femmes vertueuses sont obéissantes […] Et quand à celles dont vous craignez le désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elle dans leur lits et frappez-les» (sourate 4,34). On peut aussi opter pour le jet d’acide dans le visage, très prisé en Inde, au Pakistan et au Bengladesh, parce qu’il promet une défiguration rapide, infamante et irréversible. Mais la sanction la plus jouissive est celle qui consiste à réprimer la femme par la souillure et l’humiliation en la prenant de force.

1 : in Le livre noir de la condition des femmes, coordonné par Sandrine Treinet, postface de Françoise Gaspard, Paris, Points, 2007.

2 : Rapport sur des exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires présenté au conseil économique et social des nations unies et 1999.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 86-88

Le Gynocide ; Gazalé

La tradition judéo-chrétienne insistera toujours sur l’antériorité de la culpabilité d’Éve sur celle d’Adam. La première lettre de saint Paul apôtre à Timothée est parfaitement claire sur ce point:«Adam a été modelé le premier, et Ève ensuite. Et ce n’est pas Adam qui a été trompé par le serpent, c’est la femme qui s’est laissée tromper, et qui est tombé dans la transgression1.» Bien qu’elle été créée en second, c’est elle qui a péché la première. C’est à cause de son intempérance que le mal est entré dans le monde ; si elle n’avait pas poussé Adam à la désobéissance, il n’y aurait pas eu de chute, ni de perdition, ni damnation. La vie n’aurait pas été la succession ininterrompue de tragédies qu’elle est devenue depuis l’éviction du jardin d’Éden, paradis dans lequel l’homme vivait en harmonie avec Dieu en recueillant les fruits d’une nature bienveillante. Désormais, dit la Genèse, «la terre est maudite», le sol est aride, envahi de «ronce et d’épines», le labeur est pénible et la «sueur» dégouline du front du travailleur. À cause d’Ève. Elle est donc bien, comme dit l’Ecclésiaste, le «principe du péché2».

Or il ne s’agit pas de n’importe quel péché, mais du pire d’entre tous, le péché de la chair, comme nous l’apprendra, au Veme siècle, l’évêque Augustin d’Hippone ( Saint Augustin), qui va doter le péché originel d’un contenu proprement sexuel. Selon lui, le sexe faible est ontologiquement tentateur et fornicateur. Toutes les femmes sont suspectées d’être, à l’image de leurs lointaines aïeules, séductrices, rusées, insoumises et curieuses. S’installe alors une culture du soupçon, de la faute et du repentir qui enfermera durablement les femmes dans la forteresse invivable de la culpabilité. « Tu ignores qu’Ève, c’est toi ? Elle vit encore en ce monde, la sentence de Dieu contre ton sexe. Vis donc, il le faut, en accusée. C’est toi la part du Diable3», s’indigne le théologien chrétien Tertullien dans La toilette des femmes. Être une femme est en soi une indignité, comme le rappelle le Père de l’Église Clément d’Alexandrie dans Le Pédagogue : «La conscience de sa propre nature doit à elle seule engendrer la honte chez la femme4

Cette essence coupable de la Femme fera, pendant des siècles, les délices des confesseurs, dont l’office prendra une tournure nettement inquisitoriale avec l’injonction de l’aveu. Avoue ta faute, femme et accepte ta punition. Les femmes ont un tribut à payer, et c’est Dieu qui en a décidé ainsi : «J’augmenterai la souffrance de ta grossesse, tu enfanteras avec douleur5

Certes, elle n’avait pas attendu l’ancien testament pour souffrir et mourir en couches, mais à présent, la voici informées des raisons qui justifient un tel calvaire : elle expie ses fautes. D’où les nombreuses résistances des autorités religieuses aux différentes techniques d’accouchement sans douleur. La femme ne s’acquitte pas de sa dette, c’est trop facile d’accoucher sans souffrir ! Aussi le médecin personnel de la reine Victoria fut-il attaqué pour lui avoir offert un mouchoir imbibé de chloroforme afin de faciliter son huitième accouchement, contrevenant ainsi à la tradition séculaire, à laquelle aucune reine n’avait dérogé jusqu’alors, de l’accouchement naturel, c’est-à-dire affreusement douloureux.

Mais ce n’est pas tout. Il existe aussi des femmes hérétiques qui forniquent avec le diable, et qui finissent par avouer sous la torture. Façonné par les sermons terrifiants des clercs, l’éros médiéval sera hanté par la figure de la sorcière, cette créature obscène qui se livre à la masturbation et à l’orgie et qu’on accuse de s’être laissée sodomiser par l’énorme sexe, couvert d’écaille de Belzébuth. Dans le saint empire romain germanique, l’Inquisition livrera ainsi au bûcher, par milliers, d’innocentes femmes accusées de «fureurs utérines», de férocité sanguinaire et autres sabbats démoniaques. Comme les juifs, qui fabriquent des osties à partir du corps des enfants qu’ils capturent, les sorcières souillent les rites chrétiens et, à ce titre, méritent la peine capitale. Partout les religieux traquent la créature du diable — fille-mère, guérisseuse ou sage-femme6 — les plus zélés d’entre eux étant l’archevêque de Mayence (650 victimes entre 1601 et 1604) et celui de Cologne (2000 victimes) qui menèrent des politiques si violemment féminicides que l’on pourrait les qualifier de gynocides7. De quoi s’agit-il, en effet, sinon de l’extermination arbitraire d’un sexe par l’autre ?

Si les chrétiens ont, fort heureusement, cessé de persécuter les femmes avec le temps, ce n’est pas le cas de toutes les religions, comme le rappelle le percutant livre Bas les voiles!8, de la romancière Chahdortt Djavann. Aujourd’hui encore, dans certains pays musulmans, comme l’Iran, «une fille, dès sa naissance, est une honte à dissimuler puisqu’elle n’est pas une enfant mâle. Elle est en soi l’insuffisance, l’impuissance, l’infériorité…[…]Qui n’a pas entendu des femmes hurler leur désespoir dans la salle d’accouchement où elles viennent de mettre au monde une fille au lieu du fils désiré, qui n’a pas entendu certaines d’entre elles supplier, appeler la mort sur leur fille ou sur elles-mêmes, […] qui n’a pas entendu des mères dire «jetez-la dans la poubelle, étouffez-la si c’est une fille!» par peur d’être tabassées ou répudiées, ne peut pas comprendre l’humiliation d’être femme dans les pays musulmans».

En ce début de troisième millénaire, le premier des droits fondamentaux, celui de vivre, n’est toujours pas garanti aux fillettes dans de très nombreuses régions du monde. En Inde, au Pakistan, au Bangladesh, ou encore en Chine, à Taïwan et en Corée du sud, l’avortement sélectif du fœtus féminin est pratiqué de façon massive, au prix d’un détournement macabre de l’amniocentèse et de l’échographie. D’après Le livre noir de la condition de la femme9, dirigé par la journaliste Christine Ockrent, il y aurait cent millions de «femmes manquantes» en asie10, tuées au stade fœtal, qu’elles soient hindouistes, confucéennes ou musulmanes. Le contrôle étatique cauchemardesque des naissances, tel qu’il se pratique en Chine, est décrit par le romancier Ma Jian, exilé à Londres. Dans La route sombre11,il dénonce non seulement le massacre de dizaines de milliers de fœtus, jetés dans des puits, mais aussi la bureaucratie très lucrative générée par l’avortement forcé, les contrevenants s’exposant à de lourdes amendes12.

1 : La Bible, traduction officielle liturgique, 1 Tm 2, 13-14, Paris, 2014

2 : L’Ecclésiaste 25, 33

3 : Tertullien, La toilette des femmes, Paris, Cerf, 1976

4 : Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, trad. Par Bernadette Troo, Paris, Migne, 2011

5 : Genèse 3, 16

6 : Elles étaient accusées de concocter des potions contraceptives et de pratiquer des avortements. À Cologne, entre 1627 et 1630, les sages-femmes furent presque toutes exécutées.

7 : Expression d’Andrea Dworkin, Woman hating, chap. VII, «Gynocide : the witches ». New York, Dutton, 1974

8 : Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, Paris, Folio, 2006

9 : Christine Ockrent (dir.) Le livre noir de la condition des femmes, coordonné par Sandrine Treinet, postface de Françoise Gaspard, Paris, Points, 2007

10 : Selon Claire Brisset, «Dès l’enfance» et Isabelle Athané, « Les femmes manquantes» en Asie», in Le livre noir de la condition des femmes, op. Cit.

11 : Ma Jian, La route sombre, trad. du chinois par Pierre Ménard, Paris, Flammarion, 2014

12 : Cela rapporterait à l’État chinois 4 milliards de yuans annuels.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 83-86

La peur du vagin ; Gazalé

Simone de Beauvoir avait repéré ce thème du pénis capturé par un ventre vénéneux et avide dans Le deuxième sexe :«La matrice, plante carnivore, un abîme de ténèbres convulsives ; un serpent l’habite qui engloutit insatiablement les forces du mầle1.» À son tour, Élisabeth Badinter a retrouvé cette croyance dans d’innombrables légendes, en Amérique du Nord et centrale, en Sibérie, en Chine, au Japon et en Inde, où «les hommes avaient tellement peur de déflorer leur femme qu’ils l’offraient, pour la première nuit, à un autre, de peur de se faire mordre. Un sexe de femme, des crocs de bête2 », écrit-elle dans XY. De l’identité masculine. Quant aux Maoris, leur peur du vagin était telle qu’ils le nommaient «la maison de la mort et du malheur».

Le péril justifie la violence : pour venir à bout du monstre, des armes seront parfois nécessaires. L’auteur de XY évoque à ce sujet le mythe de Tikanjaj3, pratiqué à Bastar, toujours en Inde : les hommes s’étaient fait raboter le pénis, qu’ils avaient à l’origine très long, se vengèrent en cassant les dents du vagin à coup de pilon. «Gourdins, cailloux, marteaux, clous ou lances : le traitement infligé au vagin denté n’est jamais tendre.»

Celui réservé au clitoris non plus… Et cette fois, il ne s’agit plus de mythe, mais d’une réalité, massive à l’échelle de l’humanité, bien plus barbare encore que celle des pieds bandés. L’idée est simple : sans clitoris, pas de jouissance, donc moins de risque d’adultère. Alors pourquoi se priver d’une sécurité supplémentaire ? D’autant que ce petit organe passe pour être la «dernière dent» du vagin, sans doute la plus redoutable de toutes…

Contrairement à ce que prétendent certains dignitaires religieux musulmans, les diverses méthodes d’excision ne sont pas des prescriptions coraniques, puisqu’elles sont bien antérieures à la naissance de l’Islam. Elles sont nées à l’âge de pierre en Afrique centrale, avant de disséminer sur tout le continent et même, jusqu’au Pakistan et en Indonésie à la suite des conquêtes arabes. Rappelons aussi que le prophète Mahomet, qui condamnait les mortifications, vantait les préliminaires et jugeait importante l’harmonie sexuelle entre époux, n’a excisé ni ses femmes, ni ses filles. En outre, cette tradition se perpétue aussi dans certaines communautés chrétiennes. En Égypte, qui est l’un des pays ou les mutilations sexuelles sont les plus répandues (la momie de Néfertiti prouve que même la reine y avait eu droit), les fillettes coptes sont, encore aujourd’hui, excisées dans les mêmes proportions que les petites musulmanes. Cette opération dangereuse, qu’elle prenne la forme d’une ablation du clitoris ou d’une infibulation4, s’est pratiquée et se pratique encore à une très large échelle à travers le monde5. Elle n’a toujours pas disparue en France, où elle est exécutée clandestinement, dans des conditions d’hygiène désastreuses, par des communautés venues du Mali, du Sénégal, de Mauritanie, de Gambie ou de Guinée6.

Rien à faire : la fillette doit y passer si elle veut un jour pouvoir se marier (avec celui que son père lui aura désigné, cela va sans dire). Les centaines de milliers d’accidents mortels, de cas d’hémorragie, de tétanos, de septicémie, de pathologie urinaire à vie, de fistules, d’accouchements abominables, sans même parler des préjudices psychologique, ne semblent pas des arguments suffisants pour abolir cette coutume.

1 : Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, t. II, chap. III : «L’initiation sexuelle», Paris, Folio Essais, 1986

2 : Élisabeth Badinter, XY. De l’identité masculine, op. Cit.

3 : Rapporté par Elwin Verrier, «The vagina dentata legend», British journal of medical psychology, 1943, vol 19

4 : Dérivé de fibule, l’agrafe. L’infibulation est la suture des grandes lèvres (parfois cousues avec des aiguilles d’accacia), ne laissent plus qu’un minuscule orifice pour l’écoulement du sang menstruel et des urines. La vulve a disparu, seule demeure une cicatrice très dure, quelque fois coupée au poignard par l’époux lors de la nuit de noce. Parfois, le sexe est recousu après la naissance, ou lorsque le mari d’absente (on est jamais trop prudent)

5 : «130 millions de femmes et fillettes sont excisées de par le monde, 9 femmes sur 10 dans les pays les plus touchés (Égypte, Érythrée, Soudan, Mali), 5 femmes sur 10 en centrafrique et côte d’ivoire […] 1500 femmes par mois meurent des suites d’une excision dans la corne de l’Afrique», in Christine Ockrent (dir.) Le livre noir de la condition des femmes, coordonné par Sandrine Treinet, postface de Françoise Gaspard, Paris, Points, 2007

6 : Voir Linda Weil-Curiel, «L’excision en France» in Le livre noir de la condition des femmes, op cit.Voir aussi, du médecin humanitaire Pierre Foldes, «La chirurgie contre l’excision» n Le livre noir de la condition des femmes, op cit.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 76-78

Mythologie et misogynie ; Gazalé

En Grèce, les vagues successives d’envahisseurs (achéens, ioniens, doriens), porteurs d’un héritage spirituel nouveau, imposent progressivement leurs valeurs guerrières et leur modèle viriarcal en luttant ardemment contre les déesses du vieux panthéon crétois. Les dieux ouraniens (ou célestes) l’emportent désormais sur les divinités chtoniennes (ou terrestres). C’est ainsi que Zeus, le Dieu du Ciel (le Dyauh des indiens védiques), vole le feu aux déesses et devient le theos suprême d’une Olympe qu’il gouverne en despote orgueilleux et tyrannique, tandis que Poséidon, dieu chtonien, est en régression. Dans de nombreux sanctuaires (Délos, Delphes, Dodone, Claros…), un dieu oraculaire mâle, Apollon, se substitue aux anciennes déesses crétoises Déméter, Gaïa et Rhéa.

Partout, l’ordre apollinien tente de réprimer et de refouler le désordre dionysiaque des monstres matriarcaux : qu’il du combat victorieux d’Apollon contre le dragon femelle Python ou encore de la guerre menée par Zeus contre les Titanides, divinités primordiales pré-olympiennes, c’est toujours la même lutte des fils contre une Grande Déesse démoniaque qui s’exprime dans les récits mythologiques. Car, à l’image de ces terrifiantes figures maternelles, la femme fait peur, elle terrifie, même, surtout quand elle est belle…

Le versant néfaste de la féminité est sans cesse rappelé par Homère qui, dans l’Odyssée, évoque à de nombreuses reprises la séduction maléfique exercée sur Ulysse tantôt encore par les sirènes, tantôt par Circé, la prostituée sacrée qui change les compagnons du roi d’Ithaque en pourceaux, tantôt encore Calypso, la nymphe «aux belles boucles» qui le retient sept ans sur son île. La plus funeste d’entre toutes est la somptueuse Hélène, dont la beauté a entraîné tout un peuple dans l’absurde guerre de Troie racontée dans l’Iliade. Le message est sans ambiguïté : la puissance érotique des femmes est le plus grand des dangers.

Mais c’est surtout à Hésiode que l’on doit la première expression de la misogynie grecque, appelée à une belle et longue postérité. Tandis qu’Homère rendait encore hommage à la fidélité de Pénélope ou se montrait touché par l’émouvante lamentation de Briséis sur le corps de Patrocle1, l’auteur de la Théogonie n’aura pas de mots assez sévère à l’endroit du genos gunaikon , la «race des femmes», à commencer par la première d’entre elles, la maudite Pandore, née de la colère de Zeus contre le Titan Prométhée, le voleur du feu dérobé aux Déesses.

Pour le punir, le dieu du Ciel envoie Pandore sur terre. Parée d’une robe blanche et d’un voile «au mille broderies, merveille pour les yeux», coiffée d’un diadème d’or, la créature « au beau corps aimable de vierge» est comblée de présents par les dieux, d’où son nom qui signifie «tous les dons». Puis elle est remise aux hommes, pour leur plus grand malheur, car «c’est de là qu’est sortie la race, l’engeance maudite des femmes, terrible fléau installé au milieu des mortels».

Le mythe est repris dans Les travaux et les jours, où la colère de Zeus s’exprime en ces termes : «Moi, en place du feu, je leur ferai présent d’un mal en qui tous, au fond du cœur, se complairont à entourer d’amour leur propre malheur». Aphrodite est chargée de transmettre à Pandore « le douloureux désir», Hermès de la doter d’un «esprit impudent» et d’un «cœur artificieux». La suite est bien connue : belle comme la nuit, curieuse comme une fouine, la jeune femme brave l’interdit de Zeus, soulève le couvercle de la jarre qu’il lui a offerte pour ses noces et en laisse échapper les tourments, «les peines, la dure fatigue, les maladies douloureuses qui apportent le trépas aux hommes». La guerre, la famine, le vice, la tromperie, la passion, ainsi que tous les autres maux s’abattent sur l’humanité, tandis que l’espérance reste emprisonnée dans la funeste boite.

1 : Voir Robert Flacelière, L’amour en Grèce,Paris, Hachette, 1960

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 72-73

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