Les chefferies traditionnelles, Tainter

D’autres sociétés simples sont organisées à des niveaux plus élevés de différentiation politique. Il existe de véritables positions de rang permanentes où l’autorité réside dans une fonction, plutôt que dans un individu, à laquelle sont inhérents de véritables pouvoirs de commandement. Le rang de chef est souvent quasi-héréditaire. L’inégalité imprègne de telles sociétés, qui tendent à être plus grandes et plus densément peuplées, à un degré en concordance avec leur complexité accrue.

Dans ces sociétés dotées d’un chef et focalisées sur leur centre, l’organisation politique s’étend au-delà du niveau communautaire. Par voie de conséquence, la vie économique, politique et cérémonielle transcende les préoccupations purement locales. Dans les chefferies classiques de Polynésie, des îles entières étaient souvent intégrées dans un régime politique unique. Il y a une économie politique où le rang confère l’autorité de diriger la main-d’œuvre et d’orienter les excédents économiques. La main-d’œuvre peut être mobilisée pour engager des travaux publics d’ampleur impressionnante (par ex, des installations agricoles ou des monuments). La spécialisation économique, les échanges et la coordination sont des aspects caractéristiques.

Les statuts sociaux dans ces sociétés plus complexes, tout en restant ancrés dans la parenté, tendent à être plus établis et plus permanents, plutôt que variables selon la proportion d’individus différents. Au fur et à mesure que le complexité et le nombre de membre augmentent, les individus doivent être de plus en plus organisés socialement, afin que soit prescrit un comportement approprié entre les personnes, plus par la structure impersonnelle de la société et moins par les relations familiales. L’épitomé1 de ceci est la position de chef, devenue alors une véritable fonction s’étendant au-delà de la durée de vie de tout titulaire individuel.

Dans de tels territoires tribaux, l’autorité de commander n’est pas sans limites. Le chef est restreint dans ses actions par les liens de parenté et par la possession, non pas d’un monopole de la force, mais seulement d’un avantage marginal. Les revendications de ses partisans obligent un chef à répondre positivement à leurs requêtes. La générosité du chef est la base de la politique et de l’économie : la redistribution vers le bas des ressources amassées garantit la loyauté.

Les ambitions du chef, comme celles des grands hommes, sont donc structurellement limitées. Trop d’allocation de ressources à l’appareil du chef et trop peu de retour au niveau local engendrent la résistance. La conséquence est que les chefferies traditionnelles ont tendance à subir des cycles de centralisation et de décentralisation, plus ou moins comme les systèmes du grand homme, mais à partir d’un différentiel plus élevé2.

Les chefferies montrent beaucoup de similitudes avec les systèmes plus complexes organisés par un État, mais elles sont toujours considérées par la plupart des anthropologues comme étant solidement ancrées dans les catégories de sociétés simples ou «primitives». Elles sont limitées par les obligations de la parenté et l’absence de véritable force de coercition. À partir du moment où sont apparues les organisations humaines que nous qualifions aujourd’hui d’État, ces limitations ont été surmontées.

1 : du grec ancien ἐπιτέμνειν / epitemnein, « abréger ») est le condensé d’une chose

2 : Sahlins Marshall D., Poor man, Rich Man, Chief : Political types in Melanesia and Polynesia, Comparative studies in society and history 5, 1963 pp. 285-303 ; Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968 ; Service Elman R., Primitive Social Organization, an evolutionary perpective. Random House, New York, 1962 ; Fried Morton H., The evolution of political seciety, an essay in political anthropology, Random House, New York, 1967 ; Gluckman Max, Politics, law and ritual in tribal siciety : Aldine, Chicago,1965; Leach Edmund R., Political system of Highland Burma. Beacon Press, Boston, 1954.

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 28-29

Agressivité et fuite; Laborit

La motivation puissante que représente la recherche du bien-être par la consommation peut s’accommoder de l’appartenance de l’individu à un groupe humain. Celui-ci par sa dominance sur les autres groupes peut la satisfaire, même si le système hiérarchique au sein du groupe entretient encore un certains malaise social. Par contre dans une société planétaire, le bien-être par la consommation, s’il peut exister aussi sans doute, ne peut être qu’une retombée indirecte d’un comportement dont il ne peut représenter le but essentiel.

Quelle motivation peut alors découvrir l’homme de demain s’il veut assurer la survie de l’espèce ? Nous avons déjà proposé de détourner son agressivité de son environnement humain, vers son environnement inanimé. De même que la réaction organique à l’agression (ROPA2) a permis la fuite et la lutte contre la bête féroce, puis contre l’ennemi envahissant le territoire, mais ne sert plus à rien lorsqu’elle est mobilisée aujourd’hui contre le patron, le chef d’équipe ou le voisin de palier, que l’on ne peut plus fuir ou faire disparaître, de même l’agressivité qui en est l’expression comportementale est la plus souvent inutilisable dans le réseau sociologique serré qui emprisonne le citadin d’aujourd’hui. Cette motivation qui restera toujours la recherche du plaisir, il faut apprendre à l’homme à en trouver l’assouvissement non plus par l’acquisition seulement de connaissances professionnelles, non plus par une promotion sociale établie suivant les règles de la domination hiérarchique professionnelle, mais dans la créativité, dans l’obtention d’un pouvoir politique par classes fonctionnelles, et dans l’acquisition de l’information généralisée. Il faut le motiver politiquement. Il faut que la politique devienne son activité fondamentale.

2 : ROPA= réaction organique postagressive (H Laborit 1952). Réaction organique à l’agression et choc, Masson et Cie, édit.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg 324-325

Le Gynocide-2 ; Gazalé

Pour la fillette qui aura eu la chance de ne pas mourir in utero, la partie ne sera pas facile. Quand l’option choisie pour sceller son sort n’est pas, tout simplement, celle de l’abandon dans un orphelinat-mouroir, elle devra se faire discrète au moment des rituels de deuil qui accompagnent sa naissance, au poison versé dans le biberon, au grain de riz étouffeur ou au linge imbibé d’éther et grandir sans l’apport de protéinique et le suivi médical réservés à ses frères, pour ne parler que des traitements différentiels portant sur le droit à la vie et à la santé, les autres discriminations pouvant presque passer par comparaison, pour secondaires. Pourtant, le fait de ne pas avoir d’existence légale, comme c’est le cas de millions de petites chinoises, constitue aussi, outre un immense handicap en terme d’intégration sociale, un facteur important de risque sanitaire. Car comment soigner une petite fille qui n’a pas de nom ?

Mais le pire est à venir, quand elle sera devenue adulte, car au moindre prétexte, elle risque d’être victime d’un crime dit d’«honneur», comme 5000 autres femmes par an dans le monde. Dans un article intitulé «Au nom de l’«honneur» : crime dans le monde musulman1», la journaliste Sandiren Treiner, commentant un rapport alarmant2, précise «qu’il n’est en aucun cas besoin qu’une femme ait commis quelque acte jugé répréhensible pour être condamnée à mort». «Une suspicion ou une rumeur de «conduite immorale», sur simple allégation, suffit amplement, comme la fait de refuser un mariage arrangé ou de recevoir un appel téléphonique d’un homme. Dans quantité de pays au Moyen-orient, d’Asie du sud et d’Amérique latine, «la mort, sanction suprême, est décidée par le collectif famillial ou le conseil du village en vertu du droit coutumier et ne souffre aucune objection».

Il existe d’autres punitions que la mort, pas nécessairement plus clémentes d’ailleurs, dans certains cas peut-être même pire : il y a d’abord, bien sûr, les coups, surtout quand ils sont recommandés par les textes religieux, comme cette sourate du Coran : «Les femmes vertueuses sont obéissantes […] Et quand à celles dont vous craignez le désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elle dans leur lits et frappez-les» (sourate 4,34). On peut aussi opter pour le jet d’acide dans le visage, très prisé en Inde, au Pakistan et au Bengladesh, parce qu’il promet une défiguration rapide, infamante et irréversible. Mais la sanction la plus jouissive est celle qui consiste à réprimer la femme par la souillure et l’humiliation en la prenant de force.

1 : in Le livre noir de la condition des femmes, coordonné par Sandrine Treinet, postface de Françoise Gaspard, Paris, Points, 2007.

2 : Rapport sur des exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires présenté au conseil économique et social des nations unies et 1999.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 86-88

Se comporter en tant qu’homme et non en tant que partisan ; Laborit

Si l’on en croit certains, l’avenir est perdu d’avance puisque cette agressivité, cette recherche de la dominance fait partie du patrimoine génétique qui lui a été transmis par les espèces qui l’ont précédés. Nous avons déjà eu l’occasion d’exprimer notre opinion sur cette prétendue agressivité congénitale. Mais l’homme est doué aussi d’une conscience imaginative. Il est ainsi sans doute la seule espèce à avoir compris aujourd’hui le danger que fait courir à cette espèce, cette pression de nécessité à laquelle d’innombrables espèces se sont antérieurement soumises ainsi que la sienne depuis toujours. Peut-être alors devant la crainte imminente du désastre, ayant essayé auparavant sans succès tous les petits moyens que la technique peut lui fournir pour retarder la disparition des systèmes hiérarchiques de dominances qui sont à l’origine de la destruction et de l’épuisement de la biosphère, comme de l’insuffisance de ses systèmes sociaux, changera-t-il les moyens utilisés jusqu’ici pour survivre. Nous devrions plutôt dire les moyens utilisés jusqu’ici pour maintenir ses structures sociales, la structure hiérarchique de ses sociétés. Ayant constaté que la survie du groupe ne pouvait plus être lié à la dominance à partir du moment où avec l’accroissement démographique, la vie de tous les hommes de la planète était concernée par l’action d’un seul groupe humain, il lui faudra, s’il veut survivre en tant qu’espèce, se comporter comme un homme, non comme un partisan.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg 323-324

Le Gynocide ; Gazalé

La tradition judéo-chrétienne insistera toujours sur l’antériorité de la culpabilité d’Éve sur celle d’Adam. La première lettre de saint Paul apôtre à Timothée est parfaitement claire sur ce point:«Adam a été modelé le premier, et Ève ensuite. Et ce n’est pas Adam qui a été trompé par le serpent, c’est la femme qui s’est laissée tromper, et qui est tombé dans la transgression1.» Bien qu’elle été créée en second, c’est elle qui a péché la première. C’est à cause de son intempérance que le mal est entré dans le monde ; si elle n’avait pas poussé Adam à la désobéissance, il n’y aurait pas eu de chute, ni de perdition, ni damnation. La vie n’aurait pas été la succession ininterrompue de tragédies qu’elle est devenue depuis l’éviction du jardin d’Éden, paradis dans lequel l’homme vivait en harmonie avec Dieu en recueillant les fruits d’une nature bienveillante. Désormais, dit la Genèse, «la terre est maudite», le sol est aride, envahi de «ronce et d’épines», le labeur est pénible et la «sueur» dégouline du front du travailleur. À cause d’Ève. Elle est donc bien, comme dit l’Ecclésiaste, le «principe du péché2».

Or il ne s’agit pas de n’importe quel péché, mais du pire d’entre tous, le péché de la chair, comme nous l’apprendra, au Veme siècle, l’évêque Augustin d’Hippone ( Saint Augustin), qui va doter le péché originel d’un contenu proprement sexuel. Selon lui, le sexe faible est ontologiquement tentateur et fornicateur. Toutes les femmes sont suspectées d’être, à l’image de leurs lointaines aïeules, séductrices, rusées, insoumises et curieuses. S’installe alors une culture du soupçon, de la faute et du repentir qui enfermera durablement les femmes dans la forteresse invivable de la culpabilité. « Tu ignores qu’Ève, c’est toi ? Elle vit encore en ce monde, la sentence de Dieu contre ton sexe. Vis donc, il le faut, en accusée. C’est toi la part du Diable3», s’indigne le théologien chrétien Tertullien dans La toilette des femmes. Être une femme est en soi une indignité, comme le rappelle le Père de l’Église Clément d’Alexandrie dans Le Pédagogue : «La conscience de sa propre nature doit à elle seule engendrer la honte chez la femme4

Cette essence coupable de la Femme fera, pendant des siècles, les délices des confesseurs, dont l’office prendra une tournure nettement inquisitoriale avec l’injonction de l’aveu. Avoue ta faute, femme et accepte ta punition. Les femmes ont un tribut à payer, et c’est Dieu qui en a décidé ainsi : «J’augmenterai la souffrance de ta grossesse, tu enfanteras avec douleur5

Certes, elle n’avait pas attendu l’ancien testament pour souffrir et mourir en couches, mais à présent, la voici informées des raisons qui justifient un tel calvaire : elle expie ses fautes. D’où les nombreuses résistances des autorités religieuses aux différentes techniques d’accouchement sans douleur. La femme ne s’acquitte pas de sa dette, c’est trop facile d’accoucher sans souffrir ! Aussi le médecin personnel de la reine Victoria fut-il attaqué pour lui avoir offert un mouchoir imbibé de chloroforme afin de faciliter son huitième accouchement, contrevenant ainsi à la tradition séculaire, à laquelle aucune reine n’avait dérogé jusqu’alors, de l’accouchement naturel, c’est-à-dire affreusement douloureux.

Mais ce n’est pas tout. Il existe aussi des femmes hérétiques qui forniquent avec le diable, et qui finissent par avouer sous la torture. Façonné par les sermons terrifiants des clercs, l’éros médiéval sera hanté par la figure de la sorcière, cette créature obscène qui se livre à la masturbation et à l’orgie et qu’on accuse de s’être laissée sodomiser par l’énorme sexe, couvert d’écaille de Belzébuth. Dans le saint empire romain germanique, l’Inquisition livrera ainsi au bûcher, par milliers, d’innocentes femmes accusées de «fureurs utérines», de férocité sanguinaire et autres sabbats démoniaques. Comme les juifs, qui fabriquent des osties à partir du corps des enfants qu’ils capturent, les sorcières souillent les rites chrétiens et, à ce titre, méritent la peine capitale. Partout les religieux traquent la créature du diable — fille-mère, guérisseuse ou sage-femme6 — les plus zélés d’entre eux étant l’archevêque de Mayence (650 victimes entre 1601 et 1604) et celui de Cologne (2000 victimes) qui menèrent des politiques si violemment féminicides que l’on pourrait les qualifier de gynocides7. De quoi s’agit-il, en effet, sinon de l’extermination arbitraire d’un sexe par l’autre ?

Si les chrétiens ont, fort heureusement, cessé de persécuter les femmes avec le temps, ce n’est pas le cas de toutes les religions, comme le rappelle le percutant livre Bas les voiles!8, de la romancière Chahdortt Djavann. Aujourd’hui encore, dans certains pays musulmans, comme l’Iran, «une fille, dès sa naissance, est une honte à dissimuler puisqu’elle n’est pas une enfant mâle. Elle est en soi l’insuffisance, l’impuissance, l’infériorité…[…]Qui n’a pas entendu des femmes hurler leur désespoir dans la salle d’accouchement où elles viennent de mettre au monde une fille au lieu du fils désiré, qui n’a pas entendu certaines d’entre elles supplier, appeler la mort sur leur fille ou sur elles-mêmes, […] qui n’a pas entendu des mères dire «jetez-la dans la poubelle, étouffez-la si c’est une fille!» par peur d’être tabassées ou répudiées, ne peut pas comprendre l’humiliation d’être femme dans les pays musulmans».

En ce début de troisième millénaire, le premier des droits fondamentaux, celui de vivre, n’est toujours pas garanti aux fillettes dans de très nombreuses régions du monde. En Inde, au Pakistan, au Bangladesh, ou encore en Chine, à Taïwan et en Corée du sud, l’avortement sélectif du fœtus féminin est pratiqué de façon massive, au prix d’un détournement macabre de l’amniocentèse et de l’échographie. D’après Le livre noir de la condition de la femme9, dirigé par la journaliste Christine Ockrent, il y aurait cent millions de «femmes manquantes» en asie10, tuées au stade fœtal, qu’elles soient hindouistes, confucéennes ou musulmanes. Le contrôle étatique cauchemardesque des naissances, tel qu’il se pratique en Chine, est décrit par le romancier Ma Jian, exilé à Londres. Dans La route sombre11,il dénonce non seulement le massacre de dizaines de milliers de fœtus, jetés dans des puits, mais aussi la bureaucratie très lucrative générée par l’avortement forcé, les contrevenants s’exposant à de lourdes amendes12.

1 : La Bible, traduction officielle liturgique, 1 Tm 2, 13-14, Paris, 2014

2 : L’Ecclésiaste 25, 33

3 : Tertullien, La toilette des femmes, Paris, Cerf, 1976

4 : Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, trad. Par Bernadette Troo, Paris, Migne, 2011

5 : Genèse 3, 16

6 : Elles étaient accusées de concocter des potions contraceptives et de pratiquer des avortements. À Cologne, entre 1627 et 1630, les sages-femmes furent presque toutes exécutées.

7 : Expression d’Andrea Dworkin, Woman hating, chap. VII, «Gynocide : the witches ». New York, Dutton, 1974

8 : Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, Paris, Folio, 2006

9 : Christine Ockrent (dir.) Le livre noir de la condition des femmes, coordonné par Sandrine Treinet, postface de Françoise Gaspard, Paris, Points, 2007

10 : Selon Claire Brisset, «Dès l’enfance» et Isabelle Athané, « Les femmes manquantes» en Asie», in Le livre noir de la condition des femmes, op. Cit.

11 : Ma Jian, La route sombre, trad. du chinois par Pierre Ménard, Paris, Flammarion, 2014

12 : Cela rapporterait à l’État chinois 4 milliards de yuans annuels.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 83-86

La peur du vagin ; Gazalé

Simone de Beauvoir avait repéré ce thème du pénis capturé par un ventre vénéneux et avide dans Le deuxième sexe :«La matrice, plante carnivore, un abîme de ténèbres convulsives ; un serpent l’habite qui engloutit insatiablement les forces du mầle1.» À son tour, Élisabeth Badinter a retrouvé cette croyance dans d’innombrables légendes, en Amérique du Nord et centrale, en Sibérie, en Chine, au Japon et en Inde, où «les hommes avaient tellement peur de déflorer leur femme qu’ils l’offraient, pour la première nuit, à un autre, de peur de se faire mordre. Un sexe de femme, des crocs de bête2 », écrit-elle dans XY. De l’identité masculine. Quant aux Maoris, leur peur du vagin était telle qu’ils le nommaient «la maison de la mort et du malheur».

Le péril justifie la violence : pour venir à bout du monstre, des armes seront parfois nécessaires. L’auteur de XY évoque à ce sujet le mythe de Tikanjaj3, pratiqué à Bastar, toujours en Inde : les hommes s’étaient fait raboter le pénis, qu’ils avaient à l’origine très long, se vengèrent en cassant les dents du vagin à coup de pilon. «Gourdins, cailloux, marteaux, clous ou lances : le traitement infligé au vagin denté n’est jamais tendre.»

Celui réservé au clitoris non plus… Et cette fois, il ne s’agit plus de mythe, mais d’une réalité, massive à l’échelle de l’humanité, bien plus barbare encore que celle des pieds bandés. L’idée est simple : sans clitoris, pas de jouissance, donc moins de risque d’adultère. Alors pourquoi se priver d’une sécurité supplémentaire ? D’autant que ce petit organe passe pour être la «dernière dent» du vagin, sans doute la plus redoutable de toutes…

Contrairement à ce que prétendent certains dignitaires religieux musulmans, les diverses méthodes d’excision ne sont pas des prescriptions coraniques, puisqu’elles sont bien antérieures à la naissance de l’Islam. Elles sont nées à l’âge de pierre en Afrique centrale, avant de disséminer sur tout le continent et même, jusqu’au Pakistan et en Indonésie à la suite des conquêtes arabes. Rappelons aussi que le prophète Mahomet, qui condamnait les mortifications, vantait les préliminaires et jugeait importante l’harmonie sexuelle entre époux, n’a excisé ni ses femmes, ni ses filles. En outre, cette tradition se perpétue aussi dans certaines communautés chrétiennes. En Égypte, qui est l’un des pays ou les mutilations sexuelles sont les plus répandues (la momie de Néfertiti prouve que même la reine y avait eu droit), les fillettes coptes sont, encore aujourd’hui, excisées dans les mêmes proportions que les petites musulmanes. Cette opération dangereuse, qu’elle prenne la forme d’une ablation du clitoris ou d’une infibulation4, s’est pratiquée et se pratique encore à une très large échelle à travers le monde5. Elle n’a toujours pas disparue en France, où elle est exécutée clandestinement, dans des conditions d’hygiène désastreuses, par des communautés venues du Mali, du Sénégal, de Mauritanie, de Gambie ou de Guinée6.

Rien à faire : la fillette doit y passer si elle veut un jour pouvoir se marier (avec celui que son père lui aura désigné, cela va sans dire). Les centaines de milliers d’accidents mortels, de cas d’hémorragie, de tétanos, de septicémie, de pathologie urinaire à vie, de fistules, d’accouchements abominables, sans même parler des préjudices psychologique, ne semblent pas des arguments suffisants pour abolir cette coutume.

1 : Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, t. II, chap. III : «L’initiation sexuelle», Paris, Folio Essais, 1986

2 : Élisabeth Badinter, XY. De l’identité masculine, op. Cit.

3 : Rapporté par Elwin Verrier, «The vagina dentata legend», British journal of medical psychology, 1943, vol 19

4 : Dérivé de fibule, l’agrafe. L’infibulation est la suture des grandes lèvres (parfois cousues avec des aiguilles d’accacia), ne laissent plus qu’un minuscule orifice pour l’écoulement du sang menstruel et des urines. La vulve a disparu, seule demeure une cicatrice très dure, quelque fois coupée au poignard par l’époux lors de la nuit de noce. Parfois, le sexe est recousu après la naissance, ou lorsque le mari d’absente (on est jamais trop prudent)

5 : «130 millions de femmes et fillettes sont excisées de par le monde, 9 femmes sur 10 dans les pays les plus touchés (Égypte, Érythrée, Soudan, Mali), 5 femmes sur 10 en centrafrique et côte d’ivoire […] 1500 femmes par mois meurent des suites d’une excision dans la corne de l’Afrique», in Christine Ockrent (dir.) Le livre noir de la condition des femmes, coordonné par Sandrine Treinet, postface de Françoise Gaspard, Paris, Points, 2007

6 : Voir Linda Weil-Curiel, «L’excision en France» in Le livre noir de la condition des femmes, op cit.Voir aussi, du médecin humanitaire Pierre Foldes, «La chirurgie contre l’excision» n Le livre noir de la condition des femmes, op cit.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 76-78

La tragédie des Amérindiens; Diamond

Nous évitons le plus souvent d’évoquer la tragédie qu’ont subie les Amérindiens ; nous n’en parlons pas autant, en tout cas, que les génocides commis en Europe durant le seconde guerre mondiale, par exemple. C’est la guerre de Sécession que nous considérons plutôt comme notre tragédie nationale spécifique. Si nous nous mettons parfois à envisager le conflit qui a opposé les Blancs aux Amérindiens, nous le présentons comme un événement historique appartenant à un lointain passé et nous le décrivons sur le mode d’une campagne militaire en mentionnant : la guerre contre les Pequots1, la bataille de Great Swamp, la bataille de Wounded Knee, la conquête de l’ouest, etc. Les Indiens, dans cette vision des choses, apparaissent comme belliqueux et violents, même envers les autres tribus d’Indiens, passés maître dans l’art de l’embuscade et de la trahison ; ils se distinguaient par leur barbarie, et notamment par la pratique de la torture et du scalp ; peu nombreux ils vivaient comme des chasseurs nomades primitifs, qui pratiquaient notamment la chasse aux bison. Dans cette vision, la population indienne des Etats-Unis en 1942 n’aurait été que d’un million, ce qui était insignifiant, comparé à la population actuelle des Etats-Unis, se montant à 250 millions de personnes. Par conséquent, il était inévitable, selon cette rhétorique, que les Blancs occupent ce continent pratiquement vide.D’autant, soutiennent d’aucuns, que nombre d’Indiens sont mort de variole et d’autres maladies. Ces différentes justifications ont été l’apanage de beaucoup de président des États-Unis, y compris les plus admirés comme George Washington, à seule fin de fonder leur politique vis-à-vis des Amérindiens2. Ces justifications s’appuient sur une déformation des faits historiques réels. Invoquer une sorte de campagne militaire suppose qu’il y ait eu une guerre déclarée et qu’elle ait mis aux prises des combattants représentés par des hommes adultes. En réalité, les Blancs (souvent des civils) avaient fréquemment pour tactique de lancer des attaques surprises sur des villages ou des camps d’Indiens, afin d’en tuer le plus possible, de tout âge et de tout sexe. Durant les cent premières années de colonisation par les Blancs, les autorités offraient des récompenses à des tueurs semi-professionnels d’Indiens. Les estimations de la population indienne d’Amérique du Nord avant l’arrivée des européens sont très variables, mais, selon de récentes recherches, elle pouvait atteindre 18 millions, chiffre auquel la population des colons blancs des États-Unis en parvint pas avant 1840. Bien qu’un certain nombre des Indiens d’Amérique du Nord aient été des chasseurs semi-nomade, la plupart étaient des agriculteurs sédentarisés dans des villages. Il est bien possible que les maladies aient été le facteur responsable du plus grand nombre de morts chez les Indiens, mais certaines d’entre elles ont été intentionnellement introduites par les Blancs ; et, même après les épidémies, la population indienne demeurait forte, et elle périt par des moyens plus directs. Ce n’est qu’en 1916 qu’Ishi, le dernier Indien «sauvage» des États-Unis, membre de la tribu Yahi est mort3, et le dernier livre de souvenirs, sans fards et sans remords, publié par un des exterminateurs parut en 1923.

Il y a bien eu extermination d’une population civile de paysans par une autre. Les Américains de souviennent avec émotion de leurs pertes lors de la prise du fort d’Alamo (environ deux cent morts), ou bien de la destruction du Maine, croiseur de la marine Américaine, ou bien encore de l’attaque du Pearl Harbor ( environ 2200 morts) : ces épisodes furent ceux qui déclenchèrent un puissant mouvement d’opinion en faveur des guerres contre le Mexique, contre l’Espagne et contre les puissances de l’Axe. Cependant, ces pertes étaient extrêmement faibles comparées à celles que les Américains ont infligées aux Indiens, mais dont ils ne veulent pas se souvenir. La réécriture de l’histoire de la grande tragédie -l’autodéfense et l’occupation d’un territoire vide- américaine est parvenue à concilier la perpétration d’un génocide avec l’adhésion à une morale universelle.

1 : Les Péquots furent la première tribu contre lesquels se battirent les colons anglais, dès leur établissement et Nouvelle-Angleterre.

2 : Voir article Indiens et politique Américaine

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 526-531

Considérer la guerre comme inévitable, c'est rester enfermer dans un système aristoélicien ; Laborit

Croire, comme certains, au caractère inévitable de la guerre, lui trouver même des avantages concernant l’évolution technique, le contrôle démographique, etc., c’est s’enfermer dans une structure préhistorique, s’appuyer sur le passé et l’histoire pour en déduire l’avenir, c’est rester dans un système aristoélicien du déterminisme linéaire, de la causalité enfantine. Ce n’est pas comprendre que le cerveau humain avec ses systèmes associatifs ajoute quelque chose d’essentiel aux cerveaux des espèces qui l’ont précédé. Ce quelque chose lui permet de créer de la mise en forme, de l’information, lui permet de sortir petit à petit de certaines pressions de nécessité pour découvrir des nécessités d’un niveau d’organisation supérieur au lieu de demeurer emprisonné dans celles des niveaux d’organisation précédents.

La nouvelle grille ; Henri Laborit ; Folio Essai ; Gallimard.

Pg300-301

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La caractéristique de notre espèce; Diamond

En peut-être moins d’un millier d’années après qu’ils eurent trouvé un passage pour franchir la couverture glaciaire qui recouvrait la frontière actuelle entre les États-Unis et le Canada, les Amérindiens sont descendus jusqu’à la pointe de la Patagonie et se sont installés sur les deux continents nord et sud de l’Amérique, deux régions inexplorées et fertiles. Cette marche des Amérindiens vers le sud a représenté la plus grande phase d’expansion géographique qui se soit produite dans l’histoire le Homo Sapiens. Rien ne pourra jamais arriver désormais sur notre planète qui ressemble même de loin à cet événement.

Mais cette marche en direction du sud a été marquée par un drame. Lorsque les chasseurs Amérindiens arrivèrent en Amérique, les deux continents fourmillaient de grands mammifères qui sont à présent éteints : il y avait de mammouths, des mastodontes, ressemblant aux éléphants, des paresseux terrestres, pesant jusqu’à trois tonnes, des glyptodontes, ressemblant à des tatous, et pesant jusqu’à une tonne, des castors de la taille d’un ours, des tigres à dents de sabre et des lions, des guépards, des chameaux, des chevaux, particuliers à l’Amérique, et bien d’autres encore. Si ces animaux avaient survécu, les touristes d’aujourd’hui pourraient voir, dans le parc national du Yellowstone, des mammouths et des lions, en plus des ours et des bisons. La question de savoir ce qui s’est passé, au moment de la rencontre des chasseurs indiens et de cette faune, reste vivement débattue chez les archéologues et les paléontologistes. Selon l’interprétation qui, à mes yeux, est la plus vraisemblable, les chasseurs humains ont livré une «guerre éclair» aux grands mammifères, qu’ils ont rapidement exterminés, peut-être en une dizaine d’années, dans chacun de leur territoires de chasse successifs. Si cette façon de voir est exacte, il se serait donc produit, il y a 11 000 ans en Amérique, l’extinction la plus massive depuis la chute de l’astéroïde qui a éliminé les dinosaures il y a 65 millions d’années. Cet épisode représenterait également la première de la série de guerres éclair exterminatrices d’espèces animales qui entachent notre supposé âge d’or, et qui nous caractérisent de façon distincte en tant qu’espèce depuis lors.

Jared Diamond ; Le troisième chimpanzé ; Folio essai ; 1992; p 592-594

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Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois

«J’ai rencontré un voyageur venu d’une terre antique

qui disait : -Deux jambes de pierre, vastes et sans tronc,

se dressent dans le désert. Près d’elles, sur le sable,

enfoui, gît un visage brisé, dont le sourcil qui se fronce

Et la lèvre plissée, et le ricanement de froide autorité

disent que le sculpteur sut bien lire ces passions

qui survivent encore, imprimées sur ces choses sans vie,

à la main qui les imita, au cœur qui les nourrit.

Et sur le piédestal apparaissent ces mots :

-Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois ;

contemplez mes œuvres, ô puissants, et désespérez-

Rien de plus ne reste, autour de la ruine

De ce colossal débris, sans bornes et nus

Les sables solitaires et unis s’étendent au loin.

Les débris de la statue d’Ozymandias à Thèbes (Monarque assimilé parfois à Ramses II ou Sesostris) portent l’inscription qui inspira Percy Bysshe Shelley : «Je suis Ozymandias, roi des rois. Si vous voulez savoir combien je suis grand et où je repose, surpassez mes œuvres.»(N.d.T)

«Ozymandias», in Les romantiques anglais, traduction de Pierre Messiaen, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p 707-708.

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