Les coups portés à la «Raison»-2; Gazalé

À cette crise des fondements philosophiques de la connaissance, qu’Edgar Morin a appelée «crise ontologique du réel», va bientôt s’ajouter une crise politique, celle des grandes démocraties européennes, qui vent trahir les idéaux pacifistes promus par les Lumières en se livrant l’une des guerres les plus meurtrières et les plus absurdes de tous les temps. Le rêve de paix des philosophes s’achève avec la mobilisation massive de la jeunesse européenne à l’été 1914, preuve qu’il était bien moins enraciné dans les consciences que le mythe du guerrier, venu du fond des âges, avec lequel il entendait rompre. Un siècle de militarisation forcenée de l’Europe aura eu raison de la Raison.

Les 70 millions de jeunes gens qui partent alors pour le front, la fleur au fusil, n’ont pas conscience de s’engager dans une guerre d’un genre totalement inédit. La puissance nouvelle du feu, des obus, la violence inouïe des combats1, vont modifier en profondeur l’ethos guerrier, comme l’explique l’historien Stéphane Audouin- Rouzeau dans «La grande guerre et l’histoire de la virilité2». Un siècle auparavant, le soldat, fier de son uniforme rutilant et de son couvre-chef, s’avançait debout sur le champ de bataille en bravant les projectiles. Cette mise en scène est révolue. Le combattant des tranchées, tel que l’a immortalisé Henri Barbusse dans Le Feu, rampe au sol dans une tenue terne et couverte de boue. Et surtout, il crève de faim, de froid et de «trouille», continûment, pendant des semaines et des semaines. «Voilà ce que je suis : un type qui a peur, une peur insurmontable, une peur à implorer, qui l’écrase […], j’ai peur au point de ne plus tenir à la vie. D’ailleurs je me méprise. […] J’ai honte de cette bête malade, de cette bête vautrée que je suis devenu, mais tous les ressorts sont brisés. J’ai une peur abjecte. C’est à me cracher dessus3», écrit le romancier Gabriel Chevalier dans La peur. Puis ce sont ces milliers de corps éventrés, mutilés, brûlés, ces «gueules cassées», ces moignons purulents (si bien représentées par le peintre Otto Dix), qui provoquent l’effroi et font apparaître une impuissance et une vulnérabilité nouvelles, propres à démonétiser irréversiblement le mythe de la virilité guerrière.

La paix revenue, les soldats rescapés subissent une autre terrible humiliation, qui vient s’ajouter à celle de leur corps amoché : ils sont traités de lâches, par opposition aux braves qui, eux, sont morts au combat. Comme l’écrit André Rauch, «la guerre a fait le tri entre les hommes : elle a éliminé les plus courageux et a rendu à la société civile ceux qui ont fui ou rampé sans s’exposer au feu4». Les défunts sont des héros couverts de gloire, les survivants des déchets voués au déshonneur.

1 : Voir le captivant Au revoir là-haut de Pierre Lemaître, Paris, Le livre de poche, 2013

2 : Stéphane Audouin, « La grande guerre et l’hstoire de la virilité», in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire de la virilité, t. I, op. Cit.

3 : Gabrielle Chevalier, La Peur, Paris, Le livre de poche, 2010

4 : André Rauch, Histoire du premier sexe, op. Cit.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 390-391

Les coups portés à la «Raison»; Gazalé

L’ambition de puissance et l’esprit conquérant, voire prométhéen, du mâle occidental n’ont pas attendu notre époque pour trembler sur leur bases. Dans un passage célèbre de l’ introduction à la psychanalyse, Freud a identifié les trois «blessures narcissiques1» (ou «graves démentis») que la science avait infligées à l’orgueil humain. La première est la révolution héliocentrique (Galilée et Copernic), qui dissipe l’illusion géocentrique : l’homme comprend qu’il n’est pas au centre de l’univers, lui qui se croyait au coeur de tout, et découvre qu’il n’est plus qu’une «parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur». La deuxième est la compréhension de l’évolution des espèces (Lamarck, Wallace, Darwin) qui «réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal». Si l’homme est issu du singe, Adam et Ève doivent être compris comme des symboles, ce qui constitue une double remise en question : celle du rapport vir/femme (puisque la femme n’est plus issue de la côte d’Adam) mais aussi celle du rapport vir/animal (puisqu’il y a proximité et non plus rupture entre l’un et l’autre). Enfin le «troisième démenti infligé à la mégalomanie humaine» sera la découverte, par Freud lui-même, de l’inconscient, cet immense continent enfoui au fond de notre psychisme, et qui nous est très largement impénétrable. Le moi n’est «plus maître dans sa propre maison», mais «réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires» sur lui-même. La conscience n’est plus transparente à elle-même, chacun de nous est travaillé par des forces obscures qui ourdissent des machinations perverses dans les sous-sols de la conscience. C’est une énorme gifle au cogito cartésien : la conscience claire ou cogito, n’est qu’une illusion. Le rêve cartésien d’un individu qui soit à lui-même son propre fondement et sa propre fin, en dehors de toute référence à une norme extérieure, d’un sujet capable de se rendre, par la toute-puissance de sa Raison, comme «maître et possesseur de la nature», d’en percer tout les secrets et de la dominer, est bel et bien enterré, puisqu’il ne peut même pas se connaître lui-même.

Bientôt c’est toute l’idéologie du progrès qui sera remise en cause. Cette idée d’une avancée irrésistible de l’humanité vers le bien, qui avait éclos avec l’humanisme de la Renaissance, Descartes ou Bacon, était devenu une véritable foi à l’âge des Lumières. Tandis que Laplace formulait la théorie du déterminisme universel ( et réduisait le hasard à l’ignorance – provisoire – des causes et des lois), Condorcet1 décrivait le progrès comme un processus linéaire, cumulatif, continu et nécessaire, conduisant thiomphalement l’humanité vers la science, la sagesse et le bonheur. Cette religion du progrès trouva ses grands prêtres au XIXe siècle : Hugo, Michelet, Comte, Saint-Simon, Renan, tous étaient persuadés que la science, relayée par la technique, ouvrirait une ère de bonheur et d’émancipation pour tout le genre humain. À cette époque, personne ne doutait du bien-fondé de la logique euphorique en vertu de laquelle la croissance du bien-être matériel apporterait nécessairement le progrès social, qui lui-même assurerait, in fine celui de la vie morale. L’humanité était en marche vers la «paix perpétuelle», selon le vœu de Kant.

La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle sonneront le glas de cet optimisme et de cette ivresse rationaliste. La première déstabilisation du modèle viendra des sciences elles-mêmes, lorsqu’à l’illusion du savoir absolu va succéder l’ère de la fin des certitudes. Dans tous les domaines du savoir, on découvre que l’incertain est tapi en embuscade derrière la connaissance. En mathématiques, le théorème d’incomplétude de Gödel révèle un principe d’incertitude logique : il y a des propositions vraies qui sont indécidables, indémontrables. La physique quantique, de son côté, nous enseigne que les composants de la matière se comportent selon un modèle probabiliste et non pas déterministe. Enfin, le principe d’indétermination d’Heisenberg montre qu’il est impossible d’observer la réalité autrement que perturbée par l’observation elle-même : le réel est donc inaccessible. Nous sommes condamnés à penser dans l’absence de fondements, à naviguer dans l’aléa, l’imprévisible, l’imprédictible.

C’est un terrible coup porté à la Raison.

1 : Nicolas de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1794

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 388-390

L’individu postmoderne de Zygmunt Bauman; Gazalé

L’individu postmoderne n’a donc plus grand-chose à voir avec le citoyen moderne,que le sociologue et philosophe anglais (d’origine polonaise) Zygmunt Bauman, compare à un pèlerin : il part d’un point pour arriver vers un autre, sait où il va et pourquoi il y va, ne dévie pas de son itinéraire et vise le salut au terme de son périple. Le sujet postmoderne, au contraire, ne marche plus sur une ligne droite, mais zigzague d’un chemin à l’autre, revient en arrière, change de voie, flâne et envisage sans cesse d’autres possibles. Il ne se laisse plus enfermer dans les grands idéaux collectifs (les «grands récits»), mais s’engage de façon ponctuelle et réversible, en veillant toujours à préserver son autonomie. C’est un individu caractérisé par la fluidité, la légèreté, la flexibilité et la réinvention de soi permanente, qui flotte dans une ère «liquide».

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 381

Déconstuire la binarité de notre pensée ; Gazalé

L’opération de déconstruction préconisée par Derrida consiste d’abord à critiquer la rigidité d’une telle grille ( découpage artificiel du réel en concept de masculin/féminin qui marginalise ou évacue tout ce qui ne s’inscrit pas dans cette opposition binaire) et à dénoncer l’ordre hiérarchique qu’elle impose pour neutraliser les dyades, les déplacer et créer de nouveau concepts. Les catégories par lesquelles nous pensons le monde étant accusées d’être des «fictions» renvoyant à l’illusion de la maîtrise, de la totalité et de la verticalité, il s’agit de leur substituer une façon de penser non binaire, transversale, horizontale, ouverte, ramifiée, capable de s’ouvrir au multiple, à l’irrationnel, au discontinu, à l’indéterminé, au singulier, au fragmentaire et au changement.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 381

Déterminer le sexe est un acte social…; Gazalé

L’idée d’un «sexe unique» n’est pas nouvelle, loin s’en faut. Dans La fabrique du sexe1»,l’historien américain Thomas Laqueur a montré qu’il a fallu attendre le XVIIIeme siècle pour voir apparaître le modèle à «deux sexes», que certains, aujourd’hui, pensent universel. Auparavant, régnait le modèle du «sexe unique» : on tenait les différences anatomiques entre les sexes pour négligeables, en vertu d’une conception unitaire (héritée d’Aristote et de Galien), attribuant à la femme des organes génitaux mâles, mais rentrés à l’intérieur, signe de leur infériorité. Galien, écrit Thomas Laqueur, «s’attache longuement à démontrer que les femmes était au fond des hommes chez qui un défaut de chaleur vitale – de perfection – s’était soldé par la rétention, à l’intérieur, de structure qui, chez les mâles, sont visibles au-dehors». Malgré cette hiérarchisation, la similitude des sexes conférait aux hommes et au femmes une même aptitude à la jouissance, jugée indispensable à la procréation. Le genre était considéré comme premier, le sexe comme secondaire.

Ce paradigme dominera l’histoire des sciences jusqu’à l’élaboration d’un modèle concurrent au XVIIIe siècle : les deux sexes deviennent alors incommensurables». Le modèle hiérarchique cède la place au modèle de la différence raciale, qui prive la femme de sa jouissance, soudain devenue étrangère (voire nuisible) à la procréation. Le sexe biologique devient fondateur, et le genre ne fait plus que l’exprimer. L’immense mérite du travail (considérable) de Thomas Laquier est d’avoir montré que l’idée du binarisme était, historiquement, tardive, et d’avoir repéré les motifs idéologiques ayant présidé à sa théorisation. Un homme est un homme, une femme est une femme, et c’est cette différence indépassable qui légitime toute les incapacités et les interdits imposés au «sexe faible».

Une fois identifiée l’historicité du modèle à deux sexes, reste à savoir s’il en existe un autre, qui ne nous ramène pas à la hiérarchie d’Aristote et de Galien. Car il n’est, évidemment pas question de revenir à leur schéma du sexe unique, fondé sur l’idée d’une supériorité essentielle de l’homme sur la femme. Mais que lui substituer ?

L’hypthèse du continuum non hiérarchisé est séduisante et surtout féconde. Elle permet d’imaginer que la distribution des caractères sexuels se fasse le long d’une ligne horizontale, incluant des centaines de gradations situées entre les deux pôles. Pour en donner une vision très schématique, limitée aux traits superficiels, il y aurait, à une extrémité, la femme hyperféminine (type Vénus de Botticelli), et, à l’autre extrémité, l’homme hyperviril (type Hercule). À mesure que l’on s’éloignerait du pôle Vénus, le corps, les attaches, et la peau s’épaissiraient, la voix deviendrait plus grave, la pilosité plus importante, etc. Vers le milieu de la ligne, des deux côtés du point zéro, on trouverait des individus physiquement assez semblables les uns aux autres. En poursuivant sur la droite, on aurait des hommes de plus en plus grands, forts et musclés, jusqu’à l’archétype du super-héros, à l’extrémité de la ligne.

Le problème est, évidemment, celui du point zéro : en théorie ce devrait être le passage d’un sexe biologique à l’autre. Mais nous venons de voir que la notion même de «sexe biologique» est une réalité plus complexe qu’il n’y paraît, puisqu’elle inclut de nombreux marqueurs, chromosomiques, hormonaux, gonadiques, anatomiques, reproductifs… Comme l’écrit Christine Delphy, « on ne trouve pas ce marqueur (le sexe) à l’état pur, prêt à l’emploi… pour se servir du sexe, qui est composé, selon le biologistes, de plusieurs indicateurs, plus ou moins corrélés entre eux, et dont la plupart sont des variables continues susceptibles de degrés, il faut réduire ces indicateurs à un seul, pour obtenir une classification dichotomique […]. Cette réduction est un acte social2». Il faut donc envisager ce point de passage non plus comme un «acte social», mais comme un choix subjectif, non plus comme une frontière, gardée par des douaniers exigeants, chargés d’exhiber ses organes génitaux, mais comme un lieu ouvert, accueillant, où chacun trouve sa place, avec le corps que la nature lui a donné, et la liberté de faire des aller-retour, sans passeport, des deux côtés de l’ancien mur. Dans ce modèle, il n’est plus obligatoire de passer par la chirurgie du sexe (le «passeport») pour changer de genre aux yeux de la loi. En France, la loi J213, adoptée en 2016, va dans ce sens : la procédure de demande de changement de sexe à l’état civil est désormais démédicalisée. L’individu n’a plus à justifier d’avoir subi des traitements médicaux, une opération ou une stérilisation pour faire modifier la mention relative à son sexe dans les actes officiels. On passe ainsi d’un système où le sexe prévaut sur le genre à un système où le genre prévaut sur le sexe.

1 : Thomas Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le genre et le corps en Occident, trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Gautier, Paris, Folio Essais, 2013

2 : Christine Delphy, L’ennemi principal, t. II, penser le genre, op. Cit.

3 : La loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, dite J21, a assoupli et simplifié certaines démarches à l’état civil.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 377-379

Les cinq sexes; Gazalé

-Chacun de nous a, en réalité, non pas un, mais cinq sexes (chromosomique, hormonal, anatomique, social et psychologique).

– Nous ne sommes ni homme, ni femme, pendant les six ou sept premières semaines de notre vie intra-utérine. Nos organes génitaux sont sexuellement indifférenciés. Tout embryon possède, au départ, un système reproducteur androgyne, constitué de gonades, lequelles pourront de développer ultérieurement, soit en testicules, soit en ovaires, et de deux canaux reproductifs, un mâle (le canal de Müller1) et un femelle (le canal de Wolff2), dont un finira par avoir raison de l’autre. Nous sommes donc tous, originellement hermaphrodites.

Observons très sommairement le processus de différenciation sexuelle, tel qu’il s’opère durant la grossesse. Un premier sexe apparaît, le sexi chromosomique, ou génétique : certains embryons sont porteurs d’une paire de chromosomes XX, les autres d’une paire de chromosomes XY. Durant les toutes premières semaines de gestation, chez les XY, la composante «virile», Y est inactive, et le chromosome X fonctionne en quelque sorte tout seul. Ce n’est qu’entre la sixième et la douzième semaine que va s’opérer la différenciation sexuelle. Y entre alors en jeux et active un gène surpuissant : le SRY3. Celui-ci va informer le deuxième sexe, ou sexe hormonal, qui lui-même va déterminer le troisième sexe, ou le sexe anatomique en déclenchant, en cascade, toute une série de processus. Chez les XX, qui n’ont pas ce gène, les gonades deviennent des ovaires, le canal de Müller évolue en appareil reproducteur féminin et le canal de Wolff se résorbe petit à petit. C’est, en quelque sorte, le dévoloppement par défaut. Au contraire, chez les XY, l’action de Y transforme les gonades en testicules, qui sécrètent de la testostérone, laquelle stimule le canal de Wolff et l’atrophie de celui de Müller.

L’explication la plus parlante que j’aie lue de cette différenciation des sexes, je l’ai trouvée dans le romant Middlesex de Jeffrey Eugenides, qui raconte l’histoire vraie d’une jeune fille, Calie, qui découvre fortuitement, à l’âge de 15 ans, que, pour le corps médical, elle est un garçon. Et un garçon malade, souffrant du «syndrome du déficit en 5 alpha-réductase de type 2». Un cas très rare, d’autant que son pédiatre n’avait jamais rien remarqué d’anormal : elle présentait un «sexe de fille» qui cachait en réalité, des testicules. Personne n’avait rien vu, Calie avait grandi en ravissante poupée aux cheveux longs. Le spécialiste de l’hermaphrodisme qui la prend alors en charge, le professeur Peter Luce4, va lui expliquer comment l’intersexuation est possible ; pour cela, il commence par lui révéler l’androgynie primitive de la vie intra-utérine. «Ce que je suis en train de dessiner, commença-t-il, sont les structures génitales du fœtus. En d’autres termes, voilà à quoi ressemblent les parties génitales d’un bébé dans l’utérus, dans les premières semaines qui suivent la conception. Mâle ou femelle, c’est pareil. Ces deux cercles sont ce qu’on appelle les gonades. Ce petit gribouillis ici est le canal de Wolff. Et cet autre gribouillis est le canal de Müller. OK ? Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que tout le monde commence comme ça. Nous naissons tous potentiellement garçon ou fille. Vous […] moi -tout le monde. Maintenant – il se remit à dessiner – , pendant que le fœtus se dévoloppe dans l’utérus, ce qu’il se passe, c’est que les hormones et les enzymes sont sécrétées – donnons leur la forme de flèche. Que font ces hormones et ces enzymes ? Eh bien sur elle transforment ces cercles et ces gribouillis soit en partie génitales masculines soit en parties génitales féminines. Vous voyez ce cercle, la gonade ? Elle peut devenir soit un ovaire, soit un testicule. Et ce tortillon de canal de Müller peut soit dépérir – il le biffa – soit devenir un utérus, des trompes de Fallope, et l’intérieur d’un vagin. Ce canale de Wolff peut soit disparaître soit devenir une vésicule séminale, un épididyme, et un canal déférent. Selon les influences hormonales. Ce qu’il faut se rappeler c’est cela : chaque bébé possède des structures mülleriennes, qui sont des parties génitales potentielles fémines, des structures wolffiennes, qui sont des parties génitales potentielles masculines. Ce sont les organes génitaux internes. Mais la chose est valable pour les organes génitaux externes. Un pénis n’est qu’un grand clitoris. Leur racine est la même.» Voilà pourquoi l’intersexuation est possible : la différinciation primaire en fille ou garçon ne s’opère pas de manière habituelle durant la gestation.

Rien qu’à ce stade, purement physiologique, les choses s’agencent parfois de manière insolite, sous l’effet des différents facteurs, comme par exemple, un trouble de la production hormonale, d’autant plus fréquent que les mâles sécrète aussi des hormones femelles et toute les femelles des hormones mâles. L’embryon se développe alors de façon atypique : chez la fille, la surproduction d’androgènes5 peut parfois, la doter d’un clitoris ressemblant à un micropénis, tandis que, chez le garçon, la surproduction d’oestrogènes peut le priver de testicules, ou bloquer leur descente, comme pour Calie. La biologiste américaine Anne Fausto-Sterling a ainsi montré qu’il existait trois type d’hermaphrodisme : les hermaphrodites véritables (herms) possèdent un testicule et un ovaire, les pseudo-hermaphrodites masculins (merms) présentent des testicules, pas d’ovaires, mais quelques aspects de l’appareil génital féminin, et enfin les pseudo-hermaphrodites féminins (ferms) ont des ovaires, pas de testicules, mais quelques aspects de l’appareil génital masculin. Ces trois catégories sont elles-mêmes sujettes à des variations importantes6 .

Tout se complique encore avec l’apparition du quatrième sexe, ou sexe social, autrement dit le genre (identité de genre)- «c’est une fille» ou «c’est un garçon» – étade liée à la visibilité des organes génitaux, autrefois située à la naissance, mais rendue possible aujourd’hui dès la 20 semaine de grossesse, grâce à l’échographie. Ce genre déterminera toute l’éducation. La plupart du temps, il est en concordance avec le cinquième sexe, ou sexe psychologique (sentiment d’identité de genre). Mais il arrive que cette harmonie entre les deux n’existe pas. Les souffrances psychologiques du sujet sont alors d’autant plus importants que son milieu familial refuse d’en admettre l’ampleur et que le regard de la société est accusateur.

Car chacun d’entre nous est sommé d’interprèter le rôle social que son genre lui assigne, à la façon d’un interprète, qui joue une partition qu’il n’a pas écrite. Le mérite de Judith Butler est d’avoir mis en évidence le caractère contraignant de cette parade quotidienne, de cette «activité incessante et répétitive», consistant à se mettre en scène pour «faire la femme» ou «mimer l’homme», à travers toute une discipline corporelle et esthétique, incluant le code vestimentaire, la ligne, la coiffure, la façon de parler, de marcher, de se tenir…Autant de pratiques relevant de la «performance» et se déployant à l’intérieur d’une «scène de contrainte» extrêmement normative et, surtout, discriminatoire, puisque ceux ou celle qui ne se conforment pas à leur rôle sont stigmatisés et ostracisés.

Or, selon la philosophie, ces codes ne renvoient à aucune réalité empirique : ils sont entièrement produits par le système symbolique. Ce qui signifie que la «féminité» et la «virilité» sont des représentations sans contenu, ou des copies sans original. C’est la raison pour laquelle la figure de drag-queen lui est si chère : cet homme qui parodie la féminité (en se parant de ses attributs les plus caricaturaux) ne fait, en réalité, que parodier une représentation de la féminité et non la féminité elle-même, qui n’existe pas : «La parodie du genre révèle que l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original.» Ainsi, en détournant et en retournant l’assignation normative, le travesti révèle la structure fondamentalement artificielle du genre, et sa possible non concordance avec le sexe psychologique, auquel l’individu se sent, dans son for intérieur, appartenir.

1 : Chez la fille, le canal de Müller deviendra plus tard l’utérus, les trompes de Fallope et une partie du vagin.

2 : Chez le garçon, le canal de Wolff évoluera en vésicule séminale, en canal déférent et en épididyme.

3 : Gène SRY, de l’anglais sex determination region of Y chromosome.

4 : En 1968, le Dr Luce fonda la clinique des désordres sexuels et de l’identité de genre

5 : Hyperplasie congénitale des glandes surrénales

6 : Anne Fausto-Sterling, Les cinq sexes. Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants, trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne-Emmanuelle Botert, préface de Pascule Molinier, Paris, Payot et Rivages, 2013

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 372-376

La mysoginie et l’homophobie; Gazalé

Les liens entre misogynie et homophobie sont étroits depuis toujours ; plus une société déconsidère les femmes, plus elle traque les homosexuels. Leur existence inquiète, car elle remet en question les fondements même du système viriarcal. Elle en constitue pourtant la pierre angulaire, car être un homme, c’est d’abord et avant tout ne pas être un homosexuel, ni même effémine. Avant d’être définie positivement, la virilité l’est négativement, par ce dont il faut à tout prix se démarquer. Mais faudrait-il le faire avec autant de violence et de fanatisme si la frontière entre homo- et hétérosexualité n’était pas aussi poreuse ? La virilité n’est-elle pas travaillée sans cesse par l’éffémination et par l’homoérotisme comme par des rêveries, des regrets ou des fantasmes secrètement refoulés ?

La question en porte pas ici sur l’homosexualité en elle-même, ni sur l’immense débat sur sa genèse individuelle (génétique ou psychologique?), sujets immenses qui nous emporteraient trop loin, mais sur les discours homophobe, en tant qu’il constitue l’une des expressions les plus constantes et les plus douloureuses de l’oppression de l’homme par l’homme, tout en révélant l’immense faillibilité du mythe viril. Diriger sa hargne contre l’homosexuel, n’est-ce pas, pour certains hommes, une manière de se défendre psychiquement contre l’ambiguïté de leurs propres pulsions ? Extérioriser un conflit intérieur est en effet le meilleur moyen de le rendre vivable.

L’obstination à désigner comme «contre nature» des penchants que ladite nature a aussi généreusement distribués sous toutes les latitudes et à toutes les époques signale la volonté de maintenir la préférence homosexuelle verrouillée dans la monstruosité. L’Ancien Testament en fait une «abomination», une offense impardonnable au dessin divin, une négation de l’alliance entre Dieu et les hommes, bref une «idolâtrie»:«Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont commis tous deux une action abominable. Ils seront punis de mort : leur sang doit retomber sur eux», dit sévèrement le Lévitique. Aussi est-ce parmi les «idolâtres» que Paul rangera, dans l’Épître aux Romains, ceux qui se livrent à cette «passion infâme», jugée, comme chez Platon, «contre nature».

À l’époque, l’argument du «contre nature» pouvait passer pour intellectuellement recevable, l’anthropologie n’ayant pas encore révélé son omniprésence chez les humains, ni la biologie sa fréquence chez les animaux. Mais depuis que l’on sait que l’on sait que l’homosexualité apparaît invariablement dans toutes les cultures1 et chez plus de 400 espèces animales2, notamment des mammifères proches de l’homme, comme le bonobo, le macaque, ou encore le lion, l’éléphant de mer, le dauphin, le canard col-vert, le goéland femelle et certaines lézardes3, le doute n’est plus permis4. Comme l’écrit l’anthropologue canadienne Heler Fischer, «en fait, l’homosexualité animale est si courante – et elle saute aux yeux dans une telle variété d’espèces et de circonstances – qu’en comparaison, l’homosexualité humaine étonne plus par sa rareté que par sa fréquence5».

1 : D’après Frédérick Whitam, qui a travaillé dans les communautés homosexuelles de pays aussi différents que les États-Unis, le Guatémala, le Brésil et les Philippines, «Culturally Invariable properties of male homosexuality : tentative conclusions from cross-cultural research», Archives of sexual behavior, vor. 12, n°3, 1983, cité par Élisabeth Badinter, XY. De l’identité masculine.

2 : John Sparks, La vie amoureuse et érotique des animaux, Paris, Bedford, 1978.

3 : Les Cnemidophorus ont même éliminé en chemin les mâles au cours de l’évolution.

4 : Dans la nature, il existe de nombreux schémas différents relatifis à la conjugalité, au rapport à la progéniture, au territoire et à la nourriture.

5 : Helen Fischer, Histoires naturelles de l’amour, trad. De l’anglais par Évelyne Gasarian, Paris, Robert Laffont, 1994

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 285-294

La femme à Athènes; Gazalé

A Athènes, si gamos était un espace occupé par une épouse unique, en revanche, l’univers d’éros était celui de la multiplicité. Sans parler de l’appétit pour les éphèbes et la chair masculine, dont il sera question plus tard, le désir d’un sexe féminin accueillant trouvait à se satisfaire auprès des concubines (pallakè), des courtisanes (hétaïrè) et des prostituées (pornè). Celle des quatre figures (en comptant la gunè, l’épouse) dont le sort était le plus enviable était assurément l’hétaïrè. Tandis que la pornè était méprisée, que la gunè était vouée à l’ignorance, au silence et à l’invisibilité, tout comme la pallakè – trop pauvre pour être épousableet souvent juste vouée à fournir des enfants supplémentaires pour lutter contre la dépopulation – l’hétaïrè était une femme dont la compagnie était très recherchée. Elle était experte en jeux amoureux et appréciée pour sa conversation, à l’image de la belle Aspasie, une Milésienne1 à laquelle son statut d’étrangère permettait de jouir de grandes libertés, voire d’une réelle influence intellectuelle et politique, puisqu’elle ouvrit une école de rhétorique très réputée à Athènes et fut l’habile conseillère de Périklès (dont le nom signifie « entouré de gloire »), le plus grand stratège de l’antiquité grecque.

On retrouve ce clivage entre éros et gamos à Rome. L’historien Thierry Eloi2 nous apprend même que lorsqu’un homme prenait trop de plaisir avec sa femme, celle-ci pouvait aller s’en plaindre à son beau-père, qui se chargeait de réprimander son fils. Les maris considérés comme uxoriosis, c’est-à-dire trop ardents avec leur épouse, étaient traînés au tribunal où ils s’entendaient dire, dans le langage fleuri qui caractérise la Rome antique : « Si vous avez envie de vous vider les couilles, allez donc au lupanar ! » L’historien raconte à ce sujet une anecdote, célèbre à l’époque : Caton l’Ancien, austère citoyen romain, croise la route d’un jeune homme qui hésite à entrer dans un de ces lieux de débauche et lui assène : « Mais si, si, vas-y ! Il faut que tu y ailles car c’est la preuve que tu n’auras pas de comportement indécent avec ton épouse ! ».

1 : Danielle Jouanna, Aspasie de Milet, égérie de Périclès, Paris, Fayard, 2005

2 :Auteur, avec Florence Dupont, de L’érotisme masculin dans la Rome antique, Paris, Belin, 2013

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 165-166

Le voile-2; Gazalé

La question du voile islamique est ainsi devenue très délicate, puisque de nombreuse femmes musulmanes occidentales déclarent le porter de leur plein gré, et, comble du paradoxe, pour en faire l’étendard de leur liberté de conscience. Il s’agit pour elles d’un geste identitaire, relevant de ce que le féminisme américain appelle empowerment et que l’on traduit parfois par «responsabilisation» ou «automatisation» : le droit à revendiquer son propre schéma d’émancipation et de dire, en substance : «Laissez-moi porter librement un symbole de soumission si je l’ai décidé.» Ces femmes sont d’ailleurs soutenues par une foule d’anonymes des deux sexes, musulmans ou non, qui postent, sur les réseaux sociaux, des photos d’eux souriant à la caméra, les cheveux couverts, sous le hashtag «tous#voilés». Aussi la symbolique de cette pièce de tissu est-elle de moins en moins lisible dans les démocraties laïques.

Jusqu’à quel point ces femmes, quelles que soient leurs déclarations, portent réellement le voile, la burka ou le burkini par «choix» délibéré ? Il ne suffit pas en effet de vivre en Occident pour être épargnée par les effets liberticides et manipulatoires du patriarcalisme coutumier, religieux et familial. Celles qui se déclarent libres le sont-elles réellement ? Se voilent-elles par décision souveraine de leur conscience morale ou sont-elles mystifiées par leur entourage, leurs père et grand-père, leurs oncle, frères, cousins et voisins ? Peut-on évoquer la «liberté ethnique, social, intellectuel – dans son ensemble ?

Dans un article célèbre, intitulé «Quand céder n’est pas consentir», la sociologue Nicole-Claude Mathieu a défendu l’idée selon laquelle le prétendu consentement de nombreuses femmes à leur propre servitude était une supercherie, puisque leur état de dominées leur interdisait, précisément, de voir qu’elles l’étaient. Selon elle, il serait donc plus juste de parler de collaboration que de consentement1.

Mais cela concerne-t-il toutes les femmes voilées ? Sont-elles toutes manipulées ? C’est faire injure à leurs capacités de jugement que de le penser. Cela dépend, pour chacune, de son niveau d’éducation, de son âge, de son identité culturelle, de son degré de foi, de celui de ses parents, de ses opinions politiques, et d’une foule d’autres facteurs individuels qui lui sont propres, à commencer par le sens philosophique donné au mot «liberté». Cette impossibilité de se prononcer au nom de toutes les femmes concernées, cette variabilité extrême des situations et des positions personnelles rend la tâche du législateur très épineuse dans les démocraties laïques, lorsqu’il s’agit d’interdire, ou non, le voile intégral, ou le burkini, dans l’espace public.

Ce qui me paraît certain, c’est qu’il y a fossé entre le fait de se couvris les cheveux sous un hijab (ce qui ne perturbe pas l’échange interpersonnel, et en est hélas bien souvent une condition nécessaire) et celui de disparaître sous un voile intégral, ou niqab ; Des cheveux couverts au visage masqué, il n’y a pas qu’une différence de degré, mais une différence de nature. Car, en camouflant, non seulement sa chevelure, mais également ses traits, une femme, outre le fait qu’elle s’interdit d’ouvrir la bouche en public (impossible de parler, manger ou boire hors de chez soi), se dérobe à toute forme d’intersubjectivité, puisque celle-ci a pour condition le fait de voir et d’être vu, ou d’entendre et d’être entendu. Se soustraire à cette symétrie, c’est s’exclure d’une communauté de citoyens égaux devant l’exposition du visage, qui est à la fois un droit, un devoir et un geste revêtant une haute signification morale.

Comme l’a montré le philosophe Emmanuel Levinas, qui en fait un concept central de son œuvre, le visage, en plus d’être le marqueur essentiel de la différenciation individuelle, est ce qui révèle la pure humanité d’autrui. Découvert, il est « démuni » et « sans défense », sa vulnérabilité m’interdit l’indifférence et requiert ma sollicitude. Le visage m’enjoint le respect de la dignité et de la vie d’autrui. A contrario, le mal, lui, « n’a pas de visage2 ».

Quels sont en effet les individus qui, d’ordinaire, portent un masque ? Tous ceux qui incarnent le mal3, la violence et la mort : les bourreaux, les kamikazes, les cambrioleurs et autres membres du Ku Klux Klan, les plus sympathiques d’entre eux étant certainement les adeptes du fétichisme sadomasochiste, qui en font que parodier la cruauté des tortionnaires pour en jouir. Ainsi, forcer les femmes à rejoindre la cohorte de ces êtres malfaisants, à s’assimiler à eux, ce n’est pas seulement leur ôter leur identité et les dépersonnaliser, c’est les ensevelir vivantes sous un linceul de honte et de mépris.

Pourquoi toutes les femmes du monde n’ont-elles pas le droit de sentir le soleil sur leurs joues et le vent dans leur cheveux? La question n’a rien de futile, elle est même éminemment politique. Elle est surtout problématique, car elle oppose deux conceptions se réclamant l’une et l’autre du respect des droits humains.

1 : «Quand céder n’est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie», in L’arraisonnement des femmes, Paris, EHESS- L’Harmattan, 2001

2 : Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, La Haye, Nihoff, 1971

3 : A l’exception, notable j’en conviens, de Zorro, Batman et autre super-héros…

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 151-154

Le voile ; Gazalé

L’usage du voile est déjà attesté des milliers d’années avant l’apparition de l’Islam, chez les peuples sémitiques, ancêtres des Phéniciens, des Cananéens, des Hébreux et des Arabes. La tradition s’observe ensuite dans la religion juive, qui assimile l’exhibition de la chevelure à la nudité et exhorte les femmes à la modestie. Comme l’indique la rabbin Delphine Horwilleur dans En tenue d’Ève1, le devoir de pudeur invoqué par les versets biblique «le trésor de la fille du roi est à l’intérieur», s’impose à toute femme dès lors qu’elle prend un époux, selon une coutume que l’on peut également observer dans le monde gréco-romain.

La femme «nubile» (un mot formé à partir de nubes, le voile, le nuage) était littéralement celle qui était en âge de se voiler, c’est-à-dire de se marier, puisqu’une fois épousée, elle devait se couvrir la tête. Son changement de statut était entériné, au cours du mariage, par un rituel au cours duquel elle voilait et dévoilait son visage, selon le jeu de «découvrement-recouvrement» que l’on retrouve dans le mariage juif orthodoxe avec la même signification : réserver le spectacle de la chevelure à l’époux, dans le strict cadre de l’intimité conjugale. Est-ce parce qu’exhiber ses cheveux, c’est lever une partie du mystère de son sexe, en révélant la couleur, voire l’épaisseur de la toison ? Ou par superstition, en vertu du principe rabbinique énonçant : «Maudit soit l’homme qui laisse les cheveux de son épouse être vus, une femme qui expose ses cheveux apporte la pauvreté» ?

Dans les siècles ayant précédé notre ère, les femmes juives sortaient fréquemment dans la rue, la tête enfouie sous une couverture, ne laissant paraître qu’un œil, comme le rapporte le professeur de littérature biblique Menahem M. Brayer. Aujourd’hui encore, les femmes juives ultrareligieuses sont voilées ; certaines, notamment dans les communautés Haredim d’Israël, du Canada et des États-Unis, portent même la frumka, un long manteau noir ressemblant étrangement à la burqa saoudienne. Ce fut ensuite au tour du christianisme, et singulièrement de l’apôtre Paul, d’inviter les femmes à la bienséance dans la Première épitre aux Corinthiens:« Toute femme qui prie ou prophétise, le chef découvert, fait affront à son chef, c’est exactement comme si elle était tondue. Si donc une femme ne met pas le voile, alors qu’elle se coupe les cheveux2!» Ce que Saint Paul souligne ici, ce n’est pas tant l’érotisation de la chevelure que la soumission symbolisée par le voile, comme l’indique la suite:« L’homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image et le reflet de Dieu ; quant à la femme, elle est le reflet de l’homme. Ce n’est pas l’homme en effet qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme et ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été crée pour la femme mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion.» Le voile est donc bien, pour l’apôtre, le signe de la subordination de le femme à l’autorité supérieure de l’époux.

Si Paul ne souligne pas explicitement le caractère démoniaque de la chevelure, un autre père de l’église, l’évêque Cyprien de carthage, la condamne vigoureusement dans un texe intitulé De la conduite des vierges, datant du IIIe siècle de notre ère:«Lorsque vous vous coiffez superbement et, que, paraissant ainsi en public, vous attirez sur vous les yeux et les soupirs de toute la jeunesse et que vous allumez dans leur coeur le feu de l’amour […] vous êtes plus dangereuse que le fer et le poison.» Comment, dès lors, «prétendre que vous êtes chaste d’esprit3» ?

La messe est dite : si la femme est tenue à la pudeur, c’est qu’elle doit avoir honte d’appartenir au sexe maudit et d’attiser la concupiscence masculine, ce que confirme ce propos de l’influent théologien carthaginois Tertullien, dans un texte de la même époque intitulé Du voile des vierges : « Femme, tu devrais toujours porter le deuil, être couverte de haillons et abîmée dans le pénitence, afin de racheter la faute d’avoir perdu le genre humain4

La coutume du voile renvoie donc sans ambiguïté à la culpabilité fémine. Elle a étonnament perduré dans l’Europe méditéranéenne, où les Siciliennes, les Espagnoles, les Portuguaises, les Sardes, les Corses et les Grecques ont longtemps porté le foulard noir, de même que les femmes appartenant à certaines sectes chrétiennes, notamment les Amish et les Ménnonites. On l’a peut-être oublié, les chrétiennes ne sont autorisées à pénétrer la tête nue dans les églises que depuis le concile Vatican II (1964), où elles obtinrent le droit d’abandonner la voilette, la mantille ou le fichu.

Mais c’est aujourd’hui dans l’aire islamique que cette pratique se perpétue, voire se durcit, au point de devenir un enjeu politique majeur, aussi bien dans le monde arabe que dans les démocraties occidentales comme la France, où de port du foulard, de la burka ou du burkini, vient heurter les valeurs républicaines de laïcité et d’égalité des sexes.

À l’origine, il s’agissait d’une prescription coranique ayant pour but de protéger les femmes contre ( ce que l’on appelait pas encore) le harcèlement sexuel : «Ô prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des Croyants de serrer sur elle leur voiles. Cela sera le plus simple moyen qu’elles soient reconnues et ne soient point offensées5», dit la sourate 24.

Au fil du temps, le voile s’est chargé de nouvelles significations, jusqu’à devenir aujourd’hui – et c’est ce qui le rend si difficile à étudier – un vêtement polysémique. Il ne traduit plus seulement une vision idéologique des rapports de sexe, mais également une radicalisation religieuse (symbolisée par le passage du hijab au nikab , puit à la burka), tout autant qu’une «islamisation de la radicalité6». Des phénomènes complexes que le contexte des attentats terroristes contribue aujourd’hui à brouiller encore davantage, d’autant que le discours islamophobe porté par l’extrême droite se plaît à hystériser les peurs.

Ce qui transcende les époques , en revanche, c’est le caractère paradoxal du symbole : en visant à désérotiser les femmes, les jeunes filles, et parfois même les fillettes, le voile ne fait au contraire que les surérotiser, puisque l’érotisme naît, précisément de l’interdit, de l’équivoque du visible et de l’invisible, de l’échancrure, du trouble général parce que l’on ne montre pas. Forcer les femmes à se dissimuler des pieds à la tête, c’est érotiser chaque parcelle de leur corps, coudes et genoux compris, c’est doter chaque centimètre de peau dérobé à la vue d’un irrésistible pouvoir d’attraction, bref c’est faire de la femme non pas une personne, mais un objet sexuel, un corps-sexe, un corps entièrement sexualisé, intégralement défini par le regard désirant des hommes.

Le voile voudrait rendre les femmes invisibles, il ne fait que les hypervisibiliser en accroissant le curiosité et le concupissance masculines. «Impossible d’ignorer les regards insistants, accrocheurs, des hommes dans les pays musulmans, écrit la romancière iranienne Chahdortt Djavann dans Bas les voiles ! Le regard salace, le regard illicite, le regard aux aguets, le regard qui pénètre le voile. Et les filles réprimandées, car, malgré leur voile, leur corps dissimulé, elles ont attiré les regards illicites5

Pourquoi est-il si grave de déroger à la pudeur ? La romancière l’explique très bien : l’honneur sexuel de l’homme (Nâmous), ainsi que le zèle viril qu’il met à le préserver (Qeyrat) dépendent entièrement de la pudeur (Hojb) et de la honte (Hayâ) de sa mère, de sa femme, de sa sœur et de sa fille. «Plus une femme est honteuse et pudique, plus son père, ses frères, son mari ont de l’honneur et du zèle. Autrement dit, la construction de l’identité masculine chez les musulmans est tributaire de la pudeur et de la honte de la femme.» Être vertueuse, c’est être invisible. La femme non voilée, ou qui laisse dépasser une «mèche de cheveux subversive», «peut ébranler l’édifice de l’identité masculine.» Voilà pourquoi certains musulmans sont si intransigeants face à l’obligation faite à la femme de se couvrir.

1 : Delphine Horwilleur, En tenue d’Ève : féminin, pudeur et Judaïsme, op. Cit.

2 :1 Co, 11, 4-6

3 : Saint Cyprient de Carthage, De la conduite des vierges, traduites par Monsieur Lambert, avec des remarques, une nouvelle vie de saint Cyprien tirée de ses écrits et une table des matières, Paris, 1672

4 : Tertullien, De virginibus velandis, Du voile des vierges, Paris, Cerf, 1997

5 : Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, op. Cit.

Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes ; Olivia Gazalé ; Robert Laffont ; 2017 ; p. 147-151