L'Enquête, Livre I, Hérodote, Edition d'André Barguet, folio classique.

…pour voir le monde Solon quitta son pays et se rendit en Égypte auprès d’Amasis, puis à Sarde auprès de Crésus. À son arrivée, Crésus lui offrit l’hospitalité dans son palais. Deux ou trois jours plus tard, sur l’ordre de Crésus, des serviteurs firent visiter à Solon les trésors du roi et lui en montrèrent toutes la grandeur et l’opulence. Quand il eut tout vu, tout examiné à loisir, Crésus lui posa cette question: »Athénien, mon hôte, ta grande renommée est venue jusqu’à nous: on parle de ta sagesse, de tes voyages, et l’on dit que, désireux de t’instruire, tu as parcouru bien des pays pour satisfaire ta curiosité. Le désir m’est donc venu, aujourd’hui, de te demander si tu as déjà vu quelqu’un qui fût le plus heureux des hommes. » Il se croyait lui même le plus heureux des hommes, c’est pourquoi il posait cette question. Mais Solon, loin de le flatter, lui répondit en toutes sincérité: »Oui, seigneur, c’est Tellos d’Athènes. » Étonné, Crésus lui demanda vivement: »À quoi juges-tu que Tellos est le plus heureux des hommes? -Tout d’abord, répondit Solon, Tellos, citoyen d’une cité prospère, a eu des fils beau et vertueux, et il a vu naître chez eux des enfants qui, tous, ont vécu; puis, entouré de toute la prospérité dont on peut jouir chez nous, il a terminé sa vie de la façon la plus glorieuse: dans une bataille qu’Athènes livrait à ses voisins d’Éleusis, il combattit pour sa patrie, mit l’ennemi en déroute et périt héroïquement, les Athéniens l’ont enseveli aux frais du peuple à l’endroit même où il est tombé, et ils lui ont rendu grand honneurs. »

En énumérant les bonheurs de Tellos, Solon avait piqué la curiosité de Crésus; le roi lui demanda quel était, après celui-là, l’homme le plus heureux qu’il eût vu -car il comptait bien avoir tout au moins le second rang. « Cléobis et Biton, répondit Solon. Ces jeunes gens de races argienne, avaient une fortune suffisante et voici ce qu’était leur force physique: ils avaient tout les deux été vainqueurs au Grand Jeux; et l’on rapporte à leur sujet l’histoire suivante: les Argiens célébraient une fête d’Héra, et il fallait absolument que leur mère fût portée au temple sur un chariot: or, les bœufs n’arrivèrent pas des champs en temps voulu. pressés par l’heure, les jeunes gens se mirent eux-mêmes sous le joug et traînèrent eux-mêmes le chariot sur lequel leur mère avait pris place; ils firent ainsi quarante-cinq stades pour arriver au sanctuaire. Après cette action qui fut accomplie sous les yeux de toutes l’assemblée, ils eurent la fin la plus belle, et la divinité montra par eux que mieux vaut, pour l’homme, être mort que vivant: en effet , les Argiens se pressèrent autour des jeunes gens en les félicitant de leur force, tandis que les Argiennes félicitaient leur mère d’avoir de tels enfants; et la mère, toute heureuse de leur exploit et du bruit qu’il faisait, debout devant la statue, pria la déesse d’accorder à ses fils, Cléobis et Biton, qui l’avait tellement honorée, le plus grand bonheur que puisse obtenir un mortel. Après cette prière les jeunes gens sacrifièrent et prirent part au banquet, puis il s’endormirent dans le sanctuaire même, et ils ne se réveillèrent plus – ce fut là le terme de leur vie. Les Argiens leur élevèrent des statues qu’ils consacrèrent à Delphes, car ils estimèrent qu’ils s’étaient montrés les meilleurs des mortels. »

Donc, Solon attribua le second prix de bonheur à ces jeunes gens. Crésus s’en irrita et s’exclama: « Et mon bonheur, Athénien mon hôte, est-il si nul à tes yeux que tu ne me juges même pas l’égal de simples citoyens? – Crésus, répondit Solon, je connais la puissance divine, elle est avant tout jalouse du bonheur humain et se plaît à le troubler – et tu m’interroges sur le sort de l’homme! Au cours d’une longue vie, on peut voir bien des choses fâcheuses

qu’on voudrait ne pas voir, on peut en souffrir beaucoup aussi. Je pose soixante-dix ans comme limite extrême de la vie de l’homme; ces soixante-dix ans font vingt-cinq mille deux cents jours, sans les mois intercalaires, si l’on rallonge d’un mois une année sur deux, pour mettre les saisons et le calendrier d’accord, soixante-dix ans font trente-cinq mois intercalaires, et ces mois font mille cinquante jours. Ainsi, les jours qui composent ces soixante-dix années sont, au total, au nombre de vingt-six mille deux cents cinquante, et, de toutes ces journées, ce que l’une apporte n’a rien de semblable à ce que rapporte l’autre. Ainsi donc, Crésus, l’homme n’est qu’incertitude. Tu es, je le vois bien, fort riche, tu règnes sur de nombreux sujets; mais tu m’as posé une question, et là-dessus, je ne puis te répondre avant d’avoir appris que ta mort a été belle. Car l’homme très riche n’est nullement plus heureux que l’homme qui vit au jour le jour, si la faveur du sort ne lui reste pas assez fidèle pour qu’il termine sa carrière en pleine prospérité. Nombreux sont les riches malheureux, nombreux sont les gens sans grandes ressources que le sort favorise. L’homme très riche et malheureux n’a que deux avantages sur l’homme qui jouit des faveurs du sort, quand celui-ci en a de multiples sur le riche malheureux: le premier peut satisfaire tout ses désirs, il peut mieux supporter une grande calamité; mais voici les avantages du second: s’il ne peut, comme l’autre, supporter calamités et désirs, sa chance le préserve des unes comme des autres, il ignore les infirmités, la maladie, le malheur, il a de beaux enfants, il est beau lui-même. Si, à ces avantages, s’ajoute une belle fin de vie, voilà l’homme que tu cherches, l’homme qui mérite le nom d’heureux. Mais, avant sa mort, il faut attendre et ne pas le dire heureux, mais simplement chanceux. Réunir tous ces avantages est impossible pour un mortel, de même qu’aucune terre ne porte à elle seule tous les fruits: si elle en produit quelques-un, les autres lui manquent, et la terre qui en porte le plus est la meilleure. IL en est ainsi de l’homme: nul être ne réunit tout en lui; il possède tel bien, mais tel autre lui manque; celui qui en garde le plus grand nombre jusqu’à son dernier jour, puis quitte gracieusement cette vie, celui-là, seigneur, mérite à mes yeux de porter ce nom. Il faut en toute chose considérer la fin, car à bien des hommes le ciel a montré le bonheur, pour ensuite les anéantir tout entier. »

Les paroles de Solon ne plurent guère à Crésus, qui ne lui accordé nulle estime et le congédia, persuadé qu’il fallait être fort sot pour mépriser les biens présents et vouloir en toute chose considérer la fin1.

note de bas de page

1:Cet entretien, d’une vérité historique évidemment très contestable, oppose la simplicité et la sagesse grecque à la richesse et à l’orgueil du monde oriental, thèmes traditionnels pour les Grecs; le solennel avertissement de Solon ouvre l’enquête d’Hérodote en reprenant l’idée de l’instabilité du bonheur humain, brièvement exprimée déjà dans le prologue.

pg 52-56

Crésus et Solon, Enquête, Hérodote

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