La légitimation surnaturelle des premiers états, Tainter

Les sociétés complexes sont déterminées par un centre politique qui peut ne pas être situé physiquement là où il est implicitement figuré, mais qui est la source symbolique de la structure de la société. Il n’est pas seulement l’emplacement des institutions légales et gouvernementales, mais il est surtout la source de l’ordre et le symbole de l’autorité morale et de la continuité sociale. Le centre tient de la nature du sacré. En ce sens, toutes les sociétés complexes ont une religion officielle1.

L’autorité morale et l’atmosphère sacrée du centre sont non seulement essentielles pour maintenir les sociétés complexes, mais ont été cruciales lors de leur émergence. La nécessité d’intégrer de nombreuses unités autonomes éloignées du centre, chacune ayant ses propres intérêts particuliers, querelles et jalousies, a constitué un obstacle crucial au développement de la complexité dans les sociétés non-étatiques. Un dirigeant issu de l’une de ces unités est automatiquement suspect pour les autres, qui craignent à juste titre le favoritisme envers son groupe natal et sa localité d’origine, en particulier dans le règlement des conflits2. Ce problème a paralysé beaucoup de nations africaines modernes3.

Dans les premières sociétés complexes, la solution à cette limitation structurelle consistait à relier de façon explicite le pouvoir au surnaturel. Lorsqu’un dirigeant est imprégné d’une aura de neutralité sacrée, son identification à un groupe natal ou un territoire peut être supplantée par l’autorité rituellement sanctionnée qui s’élève au-dessus des préoccupations purement locales. Les premières sociétés complexes avaient de fortes chances que leur légitimité soit ouvertement fondée sur le sacré, grâce auquel des groupes disparates et auparavant indépendants sont unis par un niveau supérieur d’idéologie, de symboles et de cosmologie partagés4.

Les agréments surnaturels sont alors une réponse aux tensions du changement qu’entraîne le passage d’une société basée sur la parenté à une société de classe structurée. Une concentration inefficace de la force de coercition dans les sociétés complexes émergentes peut en partie les rendre nécessaires5. La légitimation sacrée apporte un cadre unificateur jusqu’à ce que de véritables véhicules de pouvoir soient consolidés. Une fois cela réalisé, le besoin d’intégration religieuse décline et, effectivement, un conflit entre les autorités séculières et sacrées peut se produire par la suite6. Pourtant, ainsi qu’il a été observés, l’aura sacrée du centre ne disparaît jamais, pas même dans les gouvernements laïcs contemporains7. Les politiciens astucieux ont toujours exploité ce fait. C’est un élément décisif du maintien de la légitimité.

Malgré le pouvoir indubitable de la légitimation surnaturelle, le soutien aux dirigeants doit également disposer d’une base matérielle authentique. Easton avance que la légitimité décline principalement dans des conditions qu’il appelle «la perte de rendement»8. Celle-ci se produit quand les autorités sont incapables de répondre à la demande de la population de soutien ou n’anticipent pas les résistances. Ces rendements peuvent être politiques9 ou matériels. Les exigences de rendement sont continuelles et imposent aux dirigeants un besoin permanent de mobiliser les ressources pour conserver le soutien dont ils bénéficient. L’acquisition et la perpétuation de la légitimité requièrent donc plus que la manipulation des symboles idéologiques. Elles nécessitent d’effectuer une estimation des ressources réelles et de les affecter en proportions satisfaisantes ; ce sont de véritables coûts que toute société complexe doit supporter. La légitimité, facteur récurrent dans l’étude moderne de la nature des sociétés complexes, est pertinente pour comprendre leur effondrement.

1 : Shils Edward A., Center and periphery : Essays in Macrosociology. University of Chicago press, Chicago, 1975, p.3 ; Eisenstadt S. N., Revolution and transformation of societies. Free Press, Glencoe, 1978, p.37 ; Apter David, Government. In International encyclopedia of the social sciences, Volume 6, edited by David L. Sills, Macmillan and Free Press, New York, 1968, p.218

2 : Netting Robert M., Sacred power and centralization. Aspects of political adaptation in Africa. In Population Growth : Anthropological Implications, edited by Brian Spooner, Massachisetts Institute of Technology Press, Cambridge, 1972, pp.233-234 ;

3 : Cf Easton David, A framework for political analysis. Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1965b, p. 826

4 : Netting Robert M., Sacred power and centralization. Aspects of political adaptation in Africa. In Population Growth : Anthropological Implications, edited by Brian Spooner, Massachisetts Institute of Technology Press, Cambridge, 1972, pp.233-234 ; Claessen Henri J.M., The early States : a structural approach. In The early state, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague,1978, p.557 ; Skalnik Peter, The early state as a Process. In The early state, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague,1978, p.606

5 : Webster David, On theocracies. American anthropologist 78, 1976b, p.826

6 : Voir, par ex., Webb Malcom C., The abolition of the taboo system in Hawaii. Journal of the polynesian society 74, 1965, pp. 21-39

7 : Shils Edward A., Center and periphery : Essays in Macrosociology. University of Chicago press, Chicago, 1975, pp.3-6

8 : Easton David, A framework for political analysis. Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1965, p.230

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 31-32

Le soutien à l’État, Tainter

Malgré une structure d’autorité institutionnalisée, une base idéologique et un monopole de la force, les chefs d’États partagent au moins une chose avec les chefs et les grands hommes : le besoin d’établir leur légitimité et de la renforcer constamment. Dans les sociétés complexes comme dans les plus simples, les activités de commandement et les ressources de la société doivent être constamment consacrées à cet objectif. La hiérarchie et la complexité, comme il a été observé, sont rares dans l’histoire de l’humanité, et lorsqu’elles sont présentes, elles nécessitent un renforcement constant. Aucun dirigeant d’une société ne perd jamais de vue la nécessité de valider sa position et sa politique, et aucune société hiérarchisée ne peut être organisée sans répondre de façon explicite à cette nécessité.

La légitimité est la croyance de la population et des élites que la domination est appropriée et fondée, et que le monde politique est comme il devrait être. Elle se rapporte aux dirigeants individuels, aux décisions, aux politiques générales, aux partis et aux formes entières de gouvernement. Ce soutien que les membres de la société sont prêts à étendre au système politique est essentiel pour sa survie. Le déclin de ce soutien ne conduira pas nécessairement à la chute du régime, car, pour garantir la conciliation, la coercition peut jusqu’à un certain point suppléer à l’engagement. La coercition est toutefois une stratégie coûteuse et inefficace qui ne peut jamais être, ni complètement ni en permanence, couronnée de succès. Même en usant de coercition, le déclin du soutien populaire en dessous d’un certain seuil critique conduit inévitablement à la faillite politique1. Établir une validité morale est une approche moins coûteuse et plus efficace.

1 : Easton David, A framework for political analysis. Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1965, pp. 220-224

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 31

L’état, Tainter

Tout d’abord, les États sont territorialement organisés. Cela revient à dire que la qualité de membre est au moins en partie déterminée par la naissance ou la résidence dans un territoire, plutôt que par des relations familiales réelles ou fictives. Pour illustrer cela, comme le notait Sir Henry Summer Maine, on trouve la transformation du titre mérovingien «Roi des Francs» et titre capétien «Roi de France»1. La base territoriale reflète et influence en même temps la nature de la qualité d’État2.

Les états diffèrent de nombreuses manières des sociétés tribales relativement complexes (par ex. : les chefferies traditionnelles). Dans les états, une autorité dirigeante monopolise la souveraineté et délègue tout le pouvoir. La classe dirigeante tend à être professionnelle et est largement dissociée des liens de la parenté. Cette classe dirigeante fournit le personnel du gouvernement, qui est une organisation spécialisée de prise de décision ayant le monopole de la force et le pouvoir d’enrôler pour la guerre ou le travail, lever et collecter les impôts, et décréter et faire appliquer les lois. Le gouvernement est légitimement constitué, c’est-à-dire qu’il existe une idéologie commune traversant la société et servant en partie à en valider l’organisation politique. Et, bien sûr, les états sont généralement plus grands et plus peuplés que les sociétés tribales, si bien que la catégorisation sociale, les clivages et la spécialisation sont à la fois possibles et nécessaire3.

Les états ont tendance à être extraordinairement préoccupés par le maintien de leur intégrité territoriale. C’est effectivement l’une de leurs caractéristiques primordiales. Ils sont le seul type de société humaine que ne subisse généralement pas de cycles de formation et de dissolution à court terme4.

Les états sont intérieurement différenciés, comme cela est clairement illustré au début de cette section. La différenciation professionnelle est un aspect essentiel et se reflète souvent dans les modèles d’habitations5. Emile Durkheim6, dans un ouvrage classique, a reconnu que l’évolution des sociétés, passant de primitives à complexes, était le théâtre de la transformation des groupes, passant d’une forme organisée, sur la base de ce qu’il a appelé la «solidarité mécanique» (homogénéité, absence de différentiation culturelle et économique entre les membres d’une société), à une forme basée sur la «solidarité organique» (hétérogénéité, différentiation culturelle et économique, nécessitant l’interaction et une plus grande cohésion). La solidarité organique s’est accrue tout au long de l’Histoire et est une forme prépondérante d’organisation des états.

En raison de leur extension territoriale, les états sont souvent différentiés, non seulement sur le plan économique, mais aussi culturel et ethnique. On pourrait dire que les homogénéités économiques et culturelles sont opérationnellement liées à le centralisation et à l’administration, qui sont les caractéristiques déterminante des états7.

1 : Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968, p. 6

2 : Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940, p. 10 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, 1978a, The early state : Theories and Hypotheses. In The early State, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 21 ;

3 : Carneiro Robert L., The Chiefdom : Precursor of the state. In The Transition to Statehood in the New World, edited by Grant D. Jones and Robert R. Kautz, Cambridge University Press, Cambridge, 1981, p. 69 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, 1978a, The early state : Theories and Hypotheses. In The early State, edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 21 ; Flannery Kent V., The cultural evolution of civilizations. Annual Review of ecology and systematics 3, 1972, pp. 403-404 ; Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940 ; Johnson Gregory J., Local Exchange and early state development in Southwestern Iran. Museum of Anthropology, University of Michigan, Anthropology papers 51, 1973, pp. 2-3 ; Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968, p. 6

4 : R. Cohen. Introduction. In Origins of the State. The Anthropology of political evolution, edited by Ronald Cohen and Elman R. Service, Institute for the study of human issues, Philadelphia, 1978, p. 4 ; Claessen, Henri J. M. & Peter Skalnik, Limits. Beginning an end of the early state. In The early state, 1978,edited by Henri J. M Claessen & Peter Skalnik, Mouton, The Hague, p. 632 ;

5 : Flannery Kent V., The cultural evolution of civilizations. Annual Review of ecology and systematics 3, 1972, pp. 403

: Emile Durkheim, The division of labor in society (translated by George Simpson), Free Press, Glencoe, 1947

7 : Fortes M. & E. E. Evans-Pritchard, Introduction. In African political systems, edited by ortes M. & E. E. Evans-Pritchard. Oxford University Press, London, 1940, p.9

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 30-31

Les chefferies traditionnelles, Tainter

D’autres sociétés simples sont organisées à des niveaux plus élevés de différentiation politique. Il existe de véritables positions de rang permanentes où l’autorité réside dans une fonction, plutôt que dans un individu, à laquelle sont inhérents de véritables pouvoirs de commandement. Le rang de chef est souvent quasi-héréditaire. L’inégalité imprègne de telles sociétés, qui tendent à être plus grandes et plus densément peuplées, à un degré en concordance avec leur complexité accrue.

Dans ces sociétés dotées d’un chef et focalisées sur leur centre, l’organisation politique s’étend au-delà du niveau communautaire. Par voie de conséquence, la vie économique, politique et cérémonielle transcende les préoccupations purement locales. Dans les chefferies classiques de Polynésie, des îles entières étaient souvent intégrées dans un régime politique unique. Il y a une économie politique où le rang confère l’autorité de diriger la main-d’œuvre et d’orienter les excédents économiques. La main-d’œuvre peut être mobilisée pour engager des travaux publics d’ampleur impressionnante (par ex, des installations agricoles ou des monuments). La spécialisation économique, les échanges et la coordination sont des aspects caractéristiques.

Les statuts sociaux dans ces sociétés plus complexes, tout en restant ancrés dans la parenté, tendent à être plus établis et plus permanents, plutôt que variables selon la proportion d’individus différents. Au fur et à mesure que le complexité et le nombre de membre augmentent, les individus doivent être de plus en plus organisés socialement, afin que soit prescrit un comportement approprié entre les personnes, plus par la structure impersonnelle de la société et moins par les relations familiales. L’épitomé1 de ceci est la position de chef, devenue alors une véritable fonction s’étendant au-delà de la durée de vie de tout titulaire individuel.

Dans de tels territoires tribaux, l’autorité de commander n’est pas sans limites. Le chef est restreint dans ses actions par les liens de parenté et par la possession, non pas d’un monopole de la force, mais seulement d’un avantage marginal. Les revendications de ses partisans obligent un chef à répondre positivement à leurs requêtes. La générosité du chef est la base de la politique et de l’économie : la redistribution vers le bas des ressources amassées garantit la loyauté.

Les ambitions du chef, comme celles des grands hommes, sont donc structurellement limitées. Trop d’allocation de ressources à l’appareil du chef et trop peu de retour au niveau local engendrent la résistance. La conséquence est que les chefferies traditionnelles ont tendance à subir des cycles de centralisation et de décentralisation, plus ou moins comme les systèmes du grand homme, mais à partir d’un différentiel plus élevé2.

Les chefferies montrent beaucoup de similitudes avec les systèmes plus complexes organisés par un État, mais elles sont toujours considérées par la plupart des anthropologues comme étant solidement ancrées dans les catégories de sociétés simples ou «primitives». Elles sont limitées par les obligations de la parenté et l’absence de véritable force de coercition. À partir du moment où sont apparues les organisations humaines que nous qualifions aujourd’hui d’État, ces limitations ont été surmontées.

1 : du grec ancien ἐπιτέμνειν / epitemnein, « abréger ») est le condensé d’une chose

2 : Sahlins Marshall D., Poor man, Rich Man, Chief : Political types in Melanesia and Polynesia, Comparative studies in society and history 5, 1963 pp. 285-303 ; Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968 ; Service Elman R., Primitive Social Organization, an evolutionary perpective. Random House, New York, 1962 ; Fried Morton H., The evolution of political seciety, an essay in political anthropology, Random House, New York, 1967 ; Gluckman Max, Politics, law and ritual in tribal siciety : Aldine, Chicago,1965; Leach Edmund R., Political system of Highland Burma. Beacon Press, Boston, 1954.

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 28-29

Le système du grand Homme, Tainter

Les Mélanésiens natifs qualifient souvent un individu aussi ambitieux de «Grand homme», terme qui est entré dans l’usage anthroplologique1. Un grand homme s’efforce de construire un groupe de partisans, mais n’y parvient jamais de façon permanente. Étant donné que son influence se limite à sa faction, l’étendre implique augmenter le nombre de ses partisans. Conjointement, la loyauté des partisans déjà acquis doit être constamment renouvelée au moyen de largesses. D’où la tension suivante : alors que des ressources sont affectées pour élargir la faction, celles qui sont disponibles pour maintenir les loyautés antérieures ne peuvent que décliner. Au fur et à mesure qu’un grand homme tente d’étendre sa sphère d’influence, il a de fortes chances de perdre le tremplin qui lui a permis de l’obtenir. Les systèmes du grand homme contiennent ainsi une limitation structurelle intrinsèque de leur portée, de leur étendue et de leur durabilité2.

1 : par ex Sahlins Marshall D., Poor man, Rich Man, Chief : Political types in Melanesia and Polynesia, Comparative studies in society and history 5, 1963 pp. 285-303

2 : Sahlins Marshall D., Poor man, Rich Man, Chief : Political types in Melanesia and Polynesia, Comparative studies in society and history 5, 1963 pp. 285-303 ; Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, p. 28

Sociétés autonomes et indépendantes, Tainter

Les citoyens des sociétés complexes modernes ne réalisent généralement pas que nous sommes une anomalie le l’Histoire. Tout au long des millions d’années où des humains identifiables en tant que tels sont reconnus avoir vécu, l’unité politique courante était la petite communauté autonome, agissant indépendamment et étant en grande partie autosuffisante. Robert Carneiro1 a estimé que 99,8 % de l’histoire de l’humanité a été dominé par ces communautés locales autonomes. C’est au cours des six mille dernières années seulement que quelque chose d’inhabituel est apparu : des États indépendants, hiérarchisés et organisés, qui sont la référence majeure pour notre expérience politique contemporaine. Les sociétés complexes, une fois établies, ont tendance à s’étendre et à dominer, si bien qu’aujourd’hui elles contrôlent la plupart des terres et des habitants de la planète, et sont perpétuellement contrariées par celles et ceux qui restent hors de leur portée. Un dilemme en émerge : aujourd’hui ce sont surtout les formes politiques qui sont une anomalie de l’Histoire que nous connaissons bien ; nous pensons qu’elles sont normales et la majorité de l’expérience humaine nous est étrangère. Il n’est guère surprenant que l’effondrement soit perçu avec autant d’effroi.

Les petites communautés acéphales qui ont dominé notre histoire n’étaient pas homogènes. Le degré de variation parmi de telles sociétés est élevé. Bien qu’elles soient caractérisées (comparées à nous) comme étant «simples», ces sociétés montrent néanmoins des variations de taille, de complexité, de hiérarchisation, de différentiation économique et autres facteurs. C’est à partir de cette variation que nombre de nos théories sur l’évolution culturelle ont été développées.

Les sociétés plus simples sont bien sûr comparativement plus petites. Elles comptent d’une poignée d’individus à plusieurs milliers, qui sont unis au sein d’unités socio-politiques englobant des territoires proportionnellement petits. De telles sociétés ont tendance à être organisées sur la base de la parenté, avec un statut familial, et centrées sur l’individu. Dans une telle société, tout le monde ou presque se connaît et peut classer chacun individuellement en fonction de sa position et de sa distance dans un tissu de relations familiales2.

Le leadership dans les sociétés les plus simples a tendance à être minimal. Il est personnel et charismatique, et il n’existe que pour les objectifs propres. Le contrôle hiérarchique n’est pas institutionnalisé, mais il est limité à des sphères d’activité définies et à des moments spécifiques, et repose sur la persuasion3. Sahlins a saisi l’essence de la petite chefferie dans ces sociétés. Le détenteur d’une telle position est un orateur, un maître de cérémonies, ne disposant par ailleurs que de peu d’influence, peu de fonctions et aucun privilège ou pouvoir de coercition. Un mot prononcé par un tel chef, note Sahlins, «et tout le monde fait ce qui lui plaît»4.

Dans cette société, l’égalité réside dans l’accès individuel direct aux ressources de subsitance, dans la mobilité et la possibilité de se retirer simplement d’une situation sociale intenable, ainsi que dans les conventions qui empêchent l’accumulation économique et imposent le partage. Les chefs, lorsqu’ils existent, sont contraints de n’exercer aucune autorité, de ne pas accumuler de richesses ni d’acquérir un prestige excessif. Quand il existe des différences dans le contrôle économique des ressources, celles-ci doivent être exercées avec générosité5.

Soit l’expression de l’ambition personnelle est réprimée, soit celle-ci est canalisée afin de satisfaire le bien public. La voie vers une position publique élevée consiste à acquérir un excédent de ressources de subsistance et à la distribuer de façon à acquérir du prestige au sein de la communauté et à se créer des partisans et une faction6. Quand plusieurs individus ambitieux suivent cette voie, ils se font concurrence constante et s’engagent dans une lutte de position. Le résultat est un environnement politique instable et fluctuant, dans lequel des chefs éphémères connaissent l’ascension puis la chute, et où la mort d’un chef entraîne la disparition de sa faction et le regroupement politique inconditionnel.

1 : Carneiro Robert L., Political expansion as an expression of the principle of competitive exclusion. In Origins of the state : the anthropology of political evolution, edited by Ronald Cohen and Elman R. Service, 1978, p.219 ; institute for the study of Human issues, Philaderphia.

2: Service Elman R., Primitive Social Organization, an evolutionary perpective. Random House, New York, 1962

3: Service, 1962 ; Fried Morton H., The evolution of political seciety, an essay in political anthropology, Random House, New York, 1967

4: Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968, p.21

5: Gluckman Max, Politics, law and ritual in tribal siciety : Aldine, Chicago,1965 ; Woodburn James, Egalitarian societies,. Man 17, pp. 431-451, 1982

6: Service, 1962 ; Gluckman, 1965 ; Sahlins Marshall D., Poor man, Rich Man, Chief : Political types in Melanesia and Polynesia, Comparative studies in society and history 5, 1963 pp. 285-303 ; Sahlins Marshall D., Tribesman, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1968

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, pp. 27-28

Les sociétés après l’effondrement-2, Tainter

Cause ou conséquences, peu importe, la réduction rapide et prononcée de la population et de sa densité va de pair avec l’effondrement. Non seulement les populations urbaines diminuent considérablement, mais c’est également le cas des populations de soutien dans les régions rurales. De nombreux villages sont abandonnés simultanément. Le niveau démographique et le taux d’implantations humaines peut baisser jusqu’à revenir à celui de siècles ou même de millénaires précédents.

Des sociétés plus simples qui s’effondrent, comme les Iks, ne possèdent manifestement pas ces caractéristiques de complexité. Pour elles, l’effondrement entraîne la perte des éléments communs aux structures de groupe ou tribales – les lignées et les clans, la réciprocité et autres obligations entre membre de la même famille, la structure politique villageoise, les relations de respect et d’autorité, et la répression des comportements asociaux. Pour un tel peuple, l’effondrement a sûrement conduit à une situation où seul le plus fort survit, mais ainsi que Turnbull1 le souligne, ce n’est qu’un ajustement logique à leur condition désespérée.

Dans une société complexe qui s’est effondrée, il apparaîtrait donc que la structure commune qui fournit les services de soutien à la population perd de sa capacité ou disparaît entièrement. Les gens ne peuvent plus compter ni sur une défense extérieure ni sur l’ordre à l’intérieur, pas plus que sur l’entretien des ouvrages publics ou la distribution de denrées alimentaires et de marchandises. L’organisation se réduit au niveau économiquement soutenable le plus simple, si bien qu’une variété de régimes politiques en conflit les uns contre les autres existent là où régnait la paix et l’unité. Les populations qui subsistent doivent devenir autosuffisantes au niveau local, à un degré jamais vu depuis plusieurs générations. Les groupes qui étaient auparavant des partenaires économiques et politiques sont désormais des étrangers, voire même des concurrents menaçants. D’où que l’on regarde, le monde se rétracte perceptiblement et, par-delà l’horizon, se trouve l’inconnu.

Avec ce modèle, il ne faut guère s’étonner que tant de gens, aujourd’hui, aient peur de l’effondrement. Même parmi ceux qui décrient les excès de la société industrielle, sa possible fin doit sûrement être considérée comme catastrophique. Que l’effondrement soit universellement une catastrophe n’est cependant pas aussi certain !

1 : Turnbull, Colin M. (1978). Rethinking the Ik. A functional non-social system. In Extinction and survival in Human populations, edited by Charles D. Laughlin, Jr. and Ivan A. Brady, pp. 49-75. Columbia University Press, New York.

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, pp. 24

Les sociétés après l’effondrement, Tainter

Les écrivains et les producteurs de films à succès ont développé une image cohérente de ce que pourrait être la vie après l’effondrement de la société industrielle. Avec quelques variations, le tableau qui émerge est celui d’une guerre hobbésienne de tous contre tous, à l’image de la situation que connaissent les Iks, étendue à la planète. Seuls les forts survivent ; les faibles sont persécutés, volés et tués. Il y a une lutte pour la nourriture et le combustible. Quelle que soit l’autorité centrale qui subsiste, celle-ci manque de ressources pour réimposer l’ordre. Des bandes de survivants estropiés et impitoyables récupèrent ce qu’ils peuvent dans les ruines de la grandeur déchue. L’herbe poussent dans les rues. Il n’y a pas d’objectifs plus élevé que de survivre. Quiconque a lu des livres-catastrophe modernes, ou vu leurs adaptations à l’écran, reconnaîtra ce script. Il a largement contribué aux appréhensions actuelles de l’effondrement.

Un tel scénario, bien que manifestement dramatisé à l’excès, contient de nombreux éléments qui se vérifient dans les effondrements passés. Prenez en considération par exemple, le récit que fait Casson sur le retrait de la puissance romaine de Grande-Bretagne :

De 100 à 400 apr. J.-C., l’ensemble de la Grande-Bretagne, à l’exception de sa partie septentrionale, était une campagne plaisante et paisible comme elle l’est aujourd’hui […] Mais, à partir de l’an 500, tout avait disparu et les pays était retourné à une condition qu’il n’avait probablement jamais connu auparavant. Il n’y avait plus de trace de sécurité publique, aucune grande demeure, des municipalités déclinantes, toutes les villas et la plupart des villes romaines avaient été incendiées, abandonnées, pillées et laissées à l’habitation des fantômes (1, p.164)

Casson n’exerçait pas une licence poétique, car il avait été témoin de la décomposition de l’ordre à Istanbul après la la désintégration de l’autorité turque en 1918 :

[…] les troupes alliées […] ont découvert une ville qui était morte. Le gouvernement turc avait tout simplement cessé de fonctionner. La fourniture d’électricité était défaillante et intermittente. Les trams abandonnés, qui n’étaient plus en état de fonctionner, jonchaient les rues. Il n’y avait aucun service de tramways, aucun nettoyage des rues et les forces de police devenues essentiellement des bandits, vivaient du chantage exercé sur les citoyens en lieu et place d’un salaire. Des cadavres gisaient au coin des rues et, au bord des chemins, il y avait des chevaux morts partout, et aucune organisation pour les enlever. Le tout-à-l’égout ne fonctionnait pas et l’eau n’était pas potable. Tout cela était le résultats de seulement trois semaines d’abandon de leurs obligations par les autorités civiles (1, p. 217-218)

Basées sur les aperçus livrés dans les pages précédentes et l’excellent résumé de Colin Renfrew (2, pp. 482-485), les caractéristiques des sociétés après leur effondrement pourraient se résumer comme suit :

Avant tout, il y a un arrêt complet de l’autorité et du contrôle central. Avant l’effondrement, des révoltes et des mouvements séparatistes dans les provinces signalent l’affaiblissement du centre politique. Souvent, les revenus du gouvernement baissent. Les prétendants étrangers prospèrent de plus en plus. Avec des revenus plus faibles, l’armée devient inefficace. La population est de plus en plus mécontente au fur et à mesure que la hiérarchie cherche à mobiliser les ressources pour relever le défi.

Avec la désintégration, la direction centrale n’est plus possible. L’ancien centre politique subit une perte importante de domination et de pouvoir. Souvent mis à sac, il peut finalement être abandonné. De petits États insignifiants, dont peut faire partie l’ancienne capitale, apparaissent sur le territoire qui était autrefois unifié. Assez souvent, ils s’affrontent pour la domination, si bien que s’ensuit une période de conflit incessants.

La protection de la loi érigée au-dessus de la population est éliminée. L’anarchie peut prévaloir pendant un temps, comme dans la première période intermédiaire égyptienne, mais l’ordre sera finalement restauré. La construction de monuments et l’art, soutenus par les fonds publics, cessent d’exister. L’analphabétisme peut revenir entièrement et, si ce n’est pas le cas, il progresse de façon si radicale qu’une période sombre survient.

Les populations qui demeurent dans les centres urbains ou politiques réutilisent l’architecture d’une façon caractéristique. Il y a peu de construction nouvelles, et celles qui sont expérimentées se concentrent sur l’adaptation d’immeubles existants. Les grandes pièces seront subdivisées, des façades peu solides seront construites et l’espace public sera converti en espace privé. Tandis que des tentatives peuvent être faites de maintenir une version atténuée du cérémonialisme antérieur, on laisse les anciens monuments tomber en décrépitude. Il est possible que les gens habitent dans les pièces des étages plus élevés au fur et à mesure que ceux du bas se détériorent. Les monuments sont souvent dépouillés et servent de sources pratiques pour les matériaux de construction. Lorsqu’un bâtiment commence à s’effondrer, les habitants se contentent de déménager dans un autre.

Les palais et les infrastructures centrales d’entreposage peuvent être abandonnés en même temps que le redistribution centralisée de marchandises et de denrées alimentaires ou les échanges marchands. Les échanges de longue distance et le commerce locale peuvent être sensiblement réduits et la spécialisation artisanale prend fin ou décline. Les besoins matériels et de subsistance en viennent à être pourvus sur la base de l’autosuffisance locale. Le déclin de l’interaction régionale conduit à la création de styles locaux pour des articles, comme la poterie, qui connaissaient auparavant une large diffusion. La technologie, aussi bien mobile que fixe (par ex, les systèmes de génie hydrauliques), retrouve des formes plus simples qui peuvent être développées et entretenues au niveau local, sans l’assistance d’une bureaucratie qui n’existe plus.

1 : Casson Stanley, 1937. Progress and Catastrophe : an Anatomy of Human Adventure. Harper and brothers, New York and London.

2 : Renfrew Colin, System Collapse as Social transfrmation. Catastrophe an anastrophe in early states societies. In Transformations : Mathematical approaches to Culture Change, edited by Colin Renfrew & Kenneth L. Cooke, pp. 481-506. Academie Press, New York

L’effondrement des sociétés complexes ; Joseph A. Tainter ; édition française, Le retour aux sources, 2013, pp. 22-24